Le Cameroun, tout comme de nombreux de pays africains, dépend largement des importations de blé pour répondre à ses besoins en farine alimentaire. Cette dépendance expose le pays à une vulnérabilité accrue face aux fluctuations des prix sur les marchés internationaux et aux crises mondiales, telles que les conflits géopolitiques ou les perturbations des chaînes d’approvisionnement. En 2020, la pandémie à coronavirus (covid-19), par la suite, en 2022 la guerre en Ukraine ont entraîné une hausse significative de plus de 25% du prix du blé, mettant en péril la sécurité alimentaire de nombreux pays importateurs, dont le Cameroun.
Évolution de la consommation de la farine de blé au Cameroun
La farine issue du blé (Triticuma) indépendamment des variétés est aujourd’hui au cœur de la consommation alimentaire des ménages camerounais sous diverses formes (pain industriel, pâtes alimentaires, beignets, pâtisseries et biscuiterie). Cette réalité résulte d’une dynamique historique dont Jean Boutrais, chercheur français décrivait déjà un pan en 1982 et dont le présent article reprend la substance. Les années 1980 marqueront en effet l’évolution du pain, du statut de produit de luxe à celui de consommation de masse. Ce produit deviendra hâtivement un aliment populaire des citadins, apprécié, car facile à consommer sur place. Une enquête de consommation de l’Institut National de la Statistique révèle que les habitudes alimentaires ont fait que, chaque camerounais consomme 33 kg de blé par habitant et par an ; largement au-dessus de la consommation du riz qui n’est que de 25kg par habitant et par an.
Impact économique de la consommation de la farine de blé sur l‘économie du Cameroun
L’approvisionnement en farine de blé constitue l’un des plus gros postes de dépenses dans le budget de l’État du Cameroun. En 2007, l’achat de farine de blé coûtera au pays 35 milliards Fcfa pour à peine 210 000 tonnes, dix ans plus tard, on a relevé une augmentation significative de ces quantités qui est passée du simple au triple pour se situer à 681 778 tonnes pour une dépense d’environ 103,7 milliards de francs CFA avec un prix moyen d’environ 300$ US la tonne. Le prix unitaire à l’importation a enregistré une hausse de 3,3% pour se situer à 152,2 francs CFA le kilogramme.
Toujours d’après l’Institut National de la Statistique, le pays a importé 887 400 tonnes de blé à raison de 178,3 milliards de Fcfa contre 920 400 tonnes achetées à 260,7 milliards en 2022, en 2023, 178,3 milliards de FCFA pour 874 400 Tonnes, en baisse de 31,6% par rapport à 2022, ayant pour conséquence de grever la balance commerciale du pays définitivement déficitaire.
Ces dernières dix années, les importations du blé proviennent principalement de la Russie (40%), du Canada (21%), de la France (19%), Etats-Unis 9%, Argentine 5% et ces cinq principaux importateurs contrôlent 90% du marché. Remarquons qu’aucun pays africain n’est exportateur de blé envers le Cameroun.
Du fait de cette polarisation des principaux producteurs et de la hausse de la demande, nous assistons également à une perturbation du marché entraînant une inflation sur le cours de la farine de blé. La crise sanitaire liée au Coronavirus couplée à la guerre Russo-ukrainienne a révélé la volatilité du marché international des céréales, en l’occurrence du blé et son corollaire sur les prix domestiques. Le principal indicateur de cette volatilité concerne la hausse du prix de la farine de blé depuis le quatrième trimestre de l’année 2020 (de 17 000 FCFA le sac de 50kg en novembre 2020 à presque 21 000 FCFA en juin 2021, soit de 340 FCFA le kg de farine à 420 FCFA). Bien que cette hausse ait été répercutée sur les prix de la baguette de pain de 200g en mars 2022 au prix de 150 FCFA jadis 125 FCFA depuis 2008), le panier de la ménagère se retrouve également affecté.
Ces données montrent à suffisance la place prépondérante de la farine de blé dans l’alimentation des populations et de l’économie camerounaises. Comment pouvons-nous doper la production de farines locales pour assurer une souveraineté alimentaire du pays ? Quels leviers faut-il engager pour assurer un rôle majeur à la production de farines locales dans l’économie Camerounaise ?
Enjeux de la souveraineté alimentaire
La dépendance à la farine de blé importé a un coût exorbitant pour le Cameroun. Non seulement elle pèse sur la balance commerciale, mais elle expose le pays aux aléas des marchés internationaux. Les crises récentes, comme la pandémie de Covid-19 et la guerre en Ukraine, ont mis en évidence les risques de cette dépendance, avec des pénuries et des hausses de prix qui ont fragilisé la sécurité alimentaire des populations.
La production de farines locales s’inscrit dans une démarche de souveraineté alimentaire, qui vise à assurer au pays la capacité de nourrir sa population avec des produits issus de son propre territoire. Elle permet de réduire la dépendance aux importations, de stabiliser les prix et de garantir un accès durable à une alimentation saine et diversifiée. La production de farines locales permet également de renforcer la sécurité alimentaire en stimulant le développement agricole, créer des emplois et réduire la pauvreté. La diversification des sources de farine, telles que le manioc, le maïs, le sorgho, le mil et la patate douce, peut non seulement réduire la dépendance aux importations, mais aussi valoriser les productions locales et adapter l’agriculture aux conditions climatiques du pays.
Les atouts de la production de farines locales : diversité des sources
Le Cameroun dispose de cinq zones agroécologiques et donc possède une diversité de cultures qui peuvent être transformées en farine, telles que le manioc, le maïs, le sorgho, le mil et la patate douce. Ces cultures sont bien adaptées aux conditions climatiques locales et offrent une alternative viable au blé importé. Par exemple, le manioc, résistant aux maladies et tolérant à la sécheresse, est une culture largement cultivée dans au moins 7 régions sur 10 du pays.
Adaptation aux conditions climatiques locales
Les cultures locales comme le manioc et le mil sont particulièrement adaptées aux conditions climatiques du Cameroun. Elles résistent mieux aux maladies et tolèrent mieux la sécheresse que le blé. Cette adaptation permet de garantir des récoltes régulières et d’assurer une production continue de farine, même en cas de conditions climatiques défavorables.
Valeur nutritive
Les farines locales, telles que celles de manioc, de maïs et de patate douce, sont riches en fibres, en minéraux et en vitamines. Elles offrent une alternative nutritive au pain de blé, souvent moins riche en nutriments essentiels. Par exemple, la farine de patate douce est riche en vitamine A, ce qui est crucial pour la santé des yeux et le renforcement du système immunitaire tandis que la farine de blé contient du gluten qui serait néfaste pour la santé et entraînerait des maladies telles que l’arthrose, le vieillissement rapide.
Apport économique de la production de farines locales
La production locale de farine peut avoir une incidence économique importante pour le pays. Elle générerait des opportunités d’emploi dans les zones rurales, favoriserait le développement des industries agricoles locales et diminuerait la dépendance aux importations. En mettant en valeur les produits des zones rurales, elle encourage l’économie rurale et participe à la réduction de la pauvreté. En outre, la transformation et la commercialisation des farines locales peuvent apporter des revenus additionnels aux agriculteurs et aux entreprises locales.
D’après le célèbre activiste pour les droits des consommateurs, Bernard NJONGA, de regretté mémoire Président – Fondateur de l’ACDIC, l’incorporation de 10% de farine locale de manioc dans la fabrication du pain entrainerait une production de 70 000 tonnes de tubercules (manioc, patate et/ou igname), 34 000ha de champs et 5400 emplois directs et plus de 11,5 milliards de F d’économies chaque année. En faisant une mise à l’échelle par 10 de cette proposition, cela équivaudrait à produire 700 000 tonnes de tubercule, pour 340 000 ha d’espace exploités, pour 540 000 emplois et 115 milliards de Fcfa d’économie annuelle.
Toutefois, à la faveur de la crise issue du conflit russo-ukrainien, le gouvernement du Cameroun a débloqué 10,3 milliards de Fcfa pour favoriser la recherche, la production et la transformation de farine de blé au Cameroun par le biais de l’Institut de recherche Agricole pour le développement (IRAD).
Les défis à relever
Amélioration de la productivité agricole
En dépit de ses bénéfices, la production de farines locales rencontre divers obstacles. L’un des principaux défis est d’améliorer la productivité agricole. Les rendements sont limités en raison du manque de semences améliorées, d’engrais et de matériel agricole. Beaucoup d’agriculteurs continuent d’utiliser des méthodes traditionnelles, moins performantes, et ont un accès restreint aux avancées agricoles.
Transformation et commercialisation
Des difficultés perdurent dans la transformation et la commercialisation des farines locales. Un défi majeur réside dans le manque d’infrastructures de transformation, de stockage et de distribution. Les petites entreprises de transformation sont souvent incapables de moderniser leurs équipements et d’améliorer la qualité de leurs produits en raison de leurs limitations techniques et financières. Il est donc difficile pour la farine locale de rivaliser avec les farines importées sur le marché.
Changement des habitudes alimentaires
Un autre obstacle réside dans le changement des habitudes alimentaires. Le pain à base de blé demeure l’aliment de base privilégié au Cameroun. Les farines locales et leurs bienfaits nutritionnels sont peu connus des consommateurs. Des campagnes de sensibilisation sont donc nécessaires pour faire la promotion des farines locales et encourager leur consommation. Pour ce faire, le célèbre activiste des droits de consommateurs, Albert Njonga de regretté mémoire suggérait en 2011 à l‘occasion du Comice Agropastoral d’Ebolowa au gouvernement du Cameroun de s’inspirer du Nigeria qui a réussi à imposer, par une loi, l’incorporation de 20% de farine locale de manioc dans la fabrication du pain. Cela contribuerait à un changement de d’habitudes alimentaires et par conséquent améliorerait la balance commerciale du pays et la création de richesses et d’emplois.
Concurrence des importations
Somme toute, la compétition des importations, en particulier du blé subventionné, représente un obstacle majeur. Les grandes entreprises du secteur agroalimentaire font preuve d’un lobbying considérable afin de préserver leur part de marché, ce qui rend difficile pour les producteurs locaux de se positionner. Le rôle essentiel des politiques commerciales et des subventions est de préserver et de promouvoir la production locale de farine. Il est donc évident que le Cameroun à travers son gouvernement développe des mesures incitatives pour favoriser la production de farines locales à l’instar des subventions, des facilités douanières pour importer des machines de transformation.
Les initiatives en cours
Les crises économiques, sanitaires et militaires (pandémie de Covid-19, guerre russo-ukrainienne, crise anglophone au Cameroun, détérioration des termes de l’échange) donnent une autre appréciation de l’objectif d’une souveraineté alimentaire. Cette souveraineté permet d’affranchir une économie nationale de la dépendance trop forte à des marchés internationaux contrôlés par quelques firmes multinationales.
De nombreuses organisations regroupées sous formes de réseaux ou Groupe d’Initiatives Communes (GIC) et coopératives ont vu le jour et se sont données pour mission de contribuer au développement de la production de farines locales au Cameroun. Nous pouvons citer la plateforme des producteurs de farines locales du Cameroun qui ambitionne de produire environ 5 millions de tonnes de produits de qualité à l’horizon 2030.
Il existe également des boulangeries et grandes surfaces qui ont initié la production et la commercialisation de pain et pâtisserie à base de farine locale, nous pouvons citer Dovv, Selecte, Calafatas, Boulangerie Vert Rouge Jaune, Pafic Boulangerie.
Le gouvernement de son côté tente aussi de saisir la brèche par le biais de son Plan Intégré d’Import-Substitution Agro-pastoral et Halieutique (PIISAH) 2024-2026, il envisage d’améliorer la visibilité des produits « Made in Cameroon ». Il est prévu pour 2025 à travers un texte réglementaire de fixer l’incorporation de 15% des farines locales introduites dans les produits de boulangerie, de pâtisserie et de biscuiterie issus des structures installées sur le territoire camerounais en veillant à leur systématisation dans la commande publique.
Les avancées technologiques jouent un rôle crucial dans l’amélioration de la production et de la transformation des farines locales. De nouvelles variétés de céréales plus robustes aux maladies et aux conditions climatiques difficiles ont été développées grâce à la recherche. Des méthodes de transformation plus performantes ont également été mises en place afin d’améliorer la qualité des farines et de diminuer les pertes après la récolte. Le rôle de l’Institut de Recherche Agricole pour le Développement (IRAD) est essentiel dans ces progrès, en travaillant en collaboration avec des partenaires afin de tester et de diffuser ces avancées.
Les perspectives d’avenir : Potentiel de croissance du marché de la farine locale
Avec une population d’environ 30 millions d’habitants, le marché de la farine locale au Cameroun présente un potentiel de croissance important. De plus en plus, les consommateurs sont conscients des bénéfices pour la santé et l’environnement des produits naturels. La recherche d’aliments plus nutritifs et durables connaît une augmentation, ce qui offre des possibilités aux producteurs de farine locaux. En ce qui concerne les investisseurs, ils ont la possibilité de trouver de multiples opportunités dans le développement des filières de farine locales. Grâce à la demande en farines locales, la production et la transformation vont s’étendre, ce qui va générer des emplois et mettre en valeur les ressources locales. Il sera indispensable d’investir dans les infrastructures de transformation, de stockage et de distribution afin de satisfaire la demande croissante et d’améliorer la compétitivité des farines locales sur le marché commercial. Si la mesure d’incorporation de 15% de farines locales dans le pain et les pâtisseries est mise en œuvre dès 2025, nous assisteront à une émulation à nulle autre pareille dans ce secteur ce qui va concourir à la production de 105 000 tonnes de tubercules, 51 000 ha de terres exploitées, la création de 8100 emplois et des économies de 17,25 milliards de Fcfa et la balance commerciale du pays s’en sortira moins grevée.
Impact sur la sécurité alimentaire
La sécurité alimentaire du Cameroun sera directement affectée par le développement de la production de farine locale. En diminuant l’importation de blé, le pays pourra maintenir une stabilité des prix des produits alimentaires et assurer un approvisionnement régulier. En outre, les farines locales, qui sont riches en nutriments, vont contribuer à améliorer la nutrition des populations, ce qui par ricochet améliorera la santé publique.
Rôle de l’État dans le développement de la filière de farines locales
Pour réaliser ces perspectives, le rôle de l’État est crucial. Les politiques publiques doivent soutenir la production locale par des incitations fiscales, des investissements dans la recherche et le développement, et la promotion de la consommation de farines locales. Le gouvernement doit également faciliter l’accès au financement pour les agriculteurs et les entreprises de transformation, et renforcer les infrastructures de transport et de distribution pour améliorer la commercialisation des produits locaux. Comme mesures nous pouvons proposer :
- Faire voter la loi instituant l’incorporation de 15% des farines locales dans la fabrication du pain industriel et les produits de pâtisserie initiée dans le cadre de la politique d’import – substitution ;
- Mettre sur pied d’un fonds de soutien à la filière des farines locales ;
- Défiscaliser l’importation des équipements de production et de transformation pour encourager le développement de petites et moyennes unités de production des farines locales principalement portées par les sociétés coopératives ;
- Soutenir les initiatives privées susceptibles de constituer de véritables moteurs de développement de l’agro technologie autour des farines locales ;
- Réduction des coûts de certification et de normalisation des produits qui malheureusement sont très élevés au Cameroun ;
- Valoriser l’ingénierie locale en mettant à niveau des infrastructures et des équipements de transformation dans les petites et micro entreprises existantes, disséminées au Cameroun. Ce qui contribuera à la production des farines locales de qualité, raffinées, intégrant les normes pour une utilisation massive à l’échelle nationale par les boulangeries, les pâtisseries et toutes autres formes d’usage.
La prise en main du Cameroun de sa souveraineté alimentaire
Le Cameroun a une opportunité stratégique de produire de la farine locale afin de renforcer sa sécurité alimentaire. Le Cameroun peut réduire sa dépendance aux importations en diversifiant les sources de farine, en mettant en valeur les cultures locales et en ajustant l’agriculture en fonction des conditions climatiques et de ses zones agroécologiques, afin d’améliorer la résilience de son système alimentaire. Cependant, il est nécessaire de relever plusieurs défis, tels que l’amélioration du cadre réglementaire, la productivité agricole, le développement des infrastructures de transformation et de commercialisation, le changement des habitudes alimentaires et la concurrence des importations.
Une collaboration étroite entre les acteurs publics, privés et la société civile est essentielle pour que cette transition soit réussie vers une véritable filière de production farines locales. Il est essentiel de consacrer des ressources à la recherche et au développement, de renforcer les compétences des producteurs et des transformateurs, de mettre en œuvre des politiques publiques stimulantes et de sensibiliser les consommateurs aux avantages de la farine locale.
En assurant l’alimentation de sa population, le Cameroun peut garantir sa sécurité alimentaire tout en favorisant son développement économique et social.
La production de farines locales dépasse largement la simple notion de produit alimentaire, elle joue un rôle essentiel et de levier dans l’autonomie, la résilience et la prospérité du pays.
Boutchouang Nghomsi Chanceline
Photo: AMISON/Iwaria