Au devant de la scène depuis quelques années avec l’avènement de Boko Haram et sur plusieurs fronts à la fois depuis la prise des armes dans les régions anglophones, l’armée camerounaise semble avoir tous les droits, tous les pouvoirs.

Le 20 mai 2019, un enfant de 4 mois a été tué à Muyuka dans le Sud-ouest Cameroun, d’une balle dans la tête. Selon lesparents de la petite, des hommes de l’armée régulière se sont introduits de force dans son domicile et ont tiré sur le bébé qui dormait paisiblement. S’il est avéré que ce crime odieux est bien le fait de l’armée camerounaise (le porte-parole du gouvernement a donné une autre version des faits), on n’en sera pas au premier forfait de ce corps qui, depuis qu’il est au front à l’Extrême-nord et dans les régions anglophones, ne cesse de multiplier les exactions et abus autant sur les populations civiles que sur les terroristes de Boko haram et sur les combattants séparatistes des régions anglophones.

Exactions et impunité

En octobre 2016, des vidéos circulent sur la toile. On y voit de jeunes étudiantes de l’Université de Buea dans le Sud-ouest qui sont contraintes par des hommes en tenue à se rouler dans des eaux souillées. L’indignation est générale, surtout que sur l’une des vidéos, les éléments de l’armée vont chercher leurs victimes jusque dans leurs chambres pour qu’elles viennent patauger dans la boue. Ces vidéos ont été publiées suite à la répression d’une manifestation organisée par les étudiants de ladite université, qui réclamaient l’annulation de pénalités financières en cas de retard dans le payement des frais de scolarité.

La réaction des autorités face à ces abus a été plutôt surprenante : « Si des hommes en tenue sont coupables d’abus, ils seront châtiés », assure le porte-parole du gouvernement, promettant qu’une enquête serait ouverte. Bien sûr, depuis novembre 2016, on n’en a plus entendu parler. En revanche, lors de son discours de fin d’année prononcé le 31 décembre 2016, le président de la république a tenu à « féliciter l’armée pour son professionnalisme et son sens de la retenue ».

Si, il y a trois ans les bourreaux des jeunes étudiantes ont pu s’en tirer à bon compte notamment à cause du refus du gouvernement d’admettre qu’il y a eu abus, l’État du Cameroun a récemment été contraint d’admettre que l’armée se permettait des débordements après qu’une autre vidéo ait défrayé la chronique sur les réseaux sociaux.

Il s’agit d’une vidéo prise après l’arrestation d’un « général » de l’Ambazonia Defence Forces (ADF), sur laquelle on peut voir des soldats en train de malmener l’homme qui gît dans la boue. Incapable de nier l’évidence, le ministre de la Défense fait une sortie dans laquelle il admet qu’il y a eu débordements, et, à son tour, assure que les coupables seront punis après enquête. Évidemment, rien n’a été fait, ou du moins aucune information de ce type n’a été divulguée.

Plus tard, une autre vidéo a été partagée sur les réseaux sociaux. Elle montre deux jeunes femmes qui rampent dans la boue, « encouragées » par des hommes en tenue qui n’hésitent pas à se moquer d’elles en leur tenant un langage plutôt ordurier. Il leur est interdit de pleurer sous peine de représailles. Vers la fin de la vidéo, les jeunes femmes, qui ont achevé leur parcours, sont conduites vers un endroit où un jeune homme, couvert de boue lui aussi, est allongé à même le sol.

Des vidéos semblables à celles citées plus haut, il y en des centaines qui inondent les réseaux sociaux camerounais, et à chaque fois la réaction du gouvernement – quand il daigne réagir – est plutôt ambigüe. L’une des vidéos qui a fait le plus de bruit, c’est celle publiée il y a bientôt un an, et qui montre deux femmes et deux enfants froidement exécutés par des soldats Camerounais, l’une d’elles ayant encore son bébé attaché dans le dos. Elles sont accusées d’être de connivence avec Boko Haram.

Lorsque cette vidéo est diffusée, le gouvernement camerounais rejette tout en bloc, et accuse la diaspora de vouloir manipuler l’opinion. Selon le porte-parole du gouvernement, il s’agit d’une scène qui se passe au Mali et non au Cameroun. À coup d’explications moins crédibles les unes que les autres, le gouvernement essaie de démontrer qu’il ne peut en aucun cas s’agir de l’armée camerounaise, qui est « républicaine et professionnelle ».

Pourtant, quelques uns des soldats qui apparaissent sur la vidéo sont formellement identifiés, notamment via leurs comptes Facebook. Ils sont bien camerounais. Une enquête menée par la BBC parvient même à localiser le l’endroit où s’est déroulée la scène, à l’Extrême-nord du pays, et donne les noms des deux victimes.

https://twitter.com/BBCAfrica/status/1044186344153583616

Obligé d’admettre l’évidence, le gouvernement ouvre enfin une enquête et 7 soldats sont, paraît-il, mis aux arrêts pour des besoins d’enquête. Mais c’est tout. Plus rien ne se passe, jamais aucune information concernant un éventuel procès ou une quelconque condamnation ne filtre. C’est, une fois de plus, le silence absolu.

Des rapports d’ONGs qui accablent

Les exactions de l’armée camerounaise ont été documentées par plusieurs ONGs, parmi lesquelles Amnesty Internationalqui a tiré la sonnette d’alarme sur les tortures que l’armée commettait sur les membres présumés de Boko Haram à l’Extrême-nord. Dans un rapport publié en 2017 et intitulé « Chambres de torture secrètes au Cameroun », Amnesty parle de détentions arbitraires, de torture et même de meurtres d’hommes, de femmes et même d’enfants arrêtés « sur la foid’éléments très fragiles (dans le meilleur des cas), ou simplement parce qu’elles n’avaient pas pu produire de pièce d’identité ». Le rapport révèle 101 cas de torture attestés dans des lieux tenus secrets et 20 sites tenus secrets utilisés par les forces armées camerounaises. Parmi les victimes, 32 disent avoir vu d’autres détenus mourir des suites de la torture.

Les accusations d’Amnesty International au sujet l’arméecamerounaise rejoignent celles de Human Rights Watch(HRW) au sujet du conflit armé qui fait rage dans la zone anglophone du pays. Un article publié sur le site de HRW le 6 mai 2019 indique que le Cameroun fait régulièrement recours à la torture et à la détention au secret. L’article affirme que « des gendarmes et d’autres forces de sécurité au Secrétariat d’État à la défense (SED) ont pratiqué de graves passages à tabac et des quasi-noyades pour obtenir des aveux de détenus suspectés davoir des liens avec des groupes séparatistes armés ». Entre janvier 2018 et janvier 2019, HRWa documenté 26 cas de détention au secret et de disparitions forcées, dont 14 cas de torture.

L’armée camerounaise est également accusée d’incendier des habitations (selon HRW, 70 maisons ont été incendiées à Bamenda le 15 mai dernier par des militaires) mais pire encore, de brûler des villages entiers. Le Centre for Human Rights and Democracy in Africa (CHRDA) a répertorié 206 villages partiellement ou totalement rasés/incendiés par l’armée dans les régions anglophones depuis 2016, dont 99 dans le Sud-ouest et 107 dans le Nord-ouest.

« Responsabiliser » les forces de sécurité

Chaque fois que l’armée a été accusée, le gouvernement camerounais a pris son parti, rappelant que l’armée est républicaine et constituée de professionnels qui ont le sens de la retenue. Et les fois où des preuves indiscutables de torture ou d’exactions ont été apportées, l’État du Cameroun s’est contenté de promesses d’enquêtes et de sanctions qui ne sont jamais arrivées.

Dans un document qui date de septembre 2018, AmnestyInternational demande au gouvernement camerounais à « veiller à ce que les forces gouvernementales et les groupes armés aient à rendre des comptes pour les violations des droits humains qu’ils ont commises ». Human Rights Watch, quant à elle, demande dans un article que l’enquête promise suite à l’incendie des 70 domiciles et l’assassinat d’un homme en pleine rue par les soldats le 15 mai 2019 à Mankon soit indépendante. La justice camerounaise, faite de promessesd’enquêtes et de sanctions jamais réalisées, n’est plus crédible.

« Pourquoi les soldats de l’armée camerounaise iraient-ils s’en prendre aux populations qu’ils sont censés protéger ? » La question a plusieurs fois été posée par l’ancien porte-parole du gouvernement, le ministre Issa Tchiroma Bakary. Pourquoi ?

En attendant que ces derniers répondent à la question – de préférence devant un tribunal militaire –, ce qui est certain c’est que l’absence de sanctions individuelles renforce le sentiment d’injustice et contribue à radicaliser les populations qui sont prises entre deux feux et se sentent abandonnées par le gouvernement. Comme l’a constaté le parlement européen dans sa résolution du 18 avril 2019, « cette déresponsabilisation a aggravé les violences et a généralisé la culture de l’impunité ».

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