Un reportage diffusé sur l’une des chaînes de télévision locales a accusé les responsables d’une agence du Ministère de la Santé en charge des fournitures hospitalières d’être de connivence avec des hommes d’affaires bien informés pour escroquer le pays de plus de 400 millions de dollars destinés à la lutte contre la COVID-19. PHOTO : Philip Ogolla

Au Kenya, des travailleurs de la santé ont entamé des actions syndicales dans plusieurs régions du pays, rendant le public vulnérable, car la COVID-19, qui a causé jusqu’à présent plus de 530 décès, continue de se propager. Le Kenya est actuellement l’un des pays les plus touchés du continent, avec plus de 30 000 cas. Les chiffres sur lesquels les experts se fondent pour leurs mises en garde ne reflètent pas fidèlement la propagation du virus en raison de la faible capacité de test. Cette épidémie fait également l’objet d’un nouveau scandale dans lequel quelques sociétés qui appartiennent à des hommes politiques bien informés ou à leurs représentants ont bénéficié d’appels d’offres lucratifs à hauteur de plusieurs millions de dollars – certaines d’entre elles ayant été constituées en société quelques semaines seulement avant que le pays n’enregistre son premier cas.

Reportage télévisé

Un reportage télévisé diffusé sur l’une des chaînes de télévision locales a accusé les responsables d’une agence du Ministère de la Santé en charge des fournitures hospitalières d’être de connivence avec des hommes d’affaires bien informés pour escroquer le pays de plus de 400 millions de dollars destinés à la lutte contre la COVID-19. Un vol qui n’a pas non plus épargné les dons du philanthrope chinois Jack Ma, dont les dons d’EPI auraient été détournés et vendus à des entreprises privées au Kenya et en Tanzanie.

La Kenya Medical Supplies Agency (Kemsa), un organisme indépendant au sein du ministère de la Santé qui fournit uniquement des équipements médicaux, des médicaments et d’autres services aux hôpitaux publics, a irrégulièrement attribué des contrats de fourniture d’équipements de protection individuelle (EPI) à 12 entreprises pour une valeur de plusieurs millions de dollars. Parmi les entreprises qui ont obtenu ces contrats, on retrouve Kilig Limited, constituée en société par Minyow Onyango, 30 ans, en janvier (deux mois seulement avant que le premier cas ne soit signalé au Kenya) et qui a obtenu un contrat de 40 millions de dollars pour fournir des centaines de milliers d’EPI sans avoir démontré sa capacité à honorer la commande. Ces kits, qui coûtent en moyenne 45 USD, étaient vendus au gouvernement au prix excessif de 900 USD.

Alors qu’en apparence, Mme Onyango est la seule directrice de la société qui détient l’ensemble des 1 000 actions, un rapport du Daily Nation kenyan affirme qu’elle est la mandataire d’un homme politique très influent du parti au pouvoir, le Jubilee, qui entretient également des relations étroites avec le président Uhuru Kenyatta et le chef de l’opposition Raila Odinga. Le politicien est connu pour utiliser ses relations pour obtenir des contrats lucratifs qu’il attribue ensuite à d’autres personnes à la commission.

Ziwala Limited, copropriété de Mme Samantha Ngina Muthama, parente du président Kenyatta, a également obtenu un contrat de 0,8 million de dollars pour la fourniture de 120 000 masques. Il est intéressant de noter qu’en 2015, Afya House (le siège du ministère de la Santé) a été secoué par un nouveau scandale dans lequel la sœur du président Kenyatta, Nyokabi Kenyatta Muthama, et une cousine, Kathleen Kihanya, ont reçu 378 000 dollars américains en paiement partiel de plusieurs appels d’offres remportés pour l’approvisionnement de la Kenya Medical Supplies Authority. À l’époque, le ministère aurait perdu plus de 50 millions de dollars dans des appels d’offres de fournitures irréguliers. Un an plus tard, il est apparu que la même société était inscrite au registre des sociétés du Trésor qui devaient bénéficier d’un traitement préférentiel pour les appels d’offres réservés à des groupes spéciaux, notamment les handicapés. La société, constituée en 2013 – l’année où Kenyatta est devenu président – a remporté des appels d’offres lucratifs du gouvernement d’une valeur de plusieurs millions de dollars.

Une crédibilité en baisse

Le reportage a entraîné une énorme perte de crédibilité du gouvernement alors même qu’il tente d’éteindre le feu en mettant en doute l’authenticité du rapport des médias. Le ministre de la Santé Mutahi Kagwe, tout en reconnaissant précédemment l’existence de cartels de corruption au siège de son ministère, désormais baptisé « Mafia House« , a nié les allégations faites dans le reportage, les qualifiant de « pure fiction » lors de sa comparution devant une commission parlementaire la semaine dernière.

Suite au reportage, les donateurs demandent maintenant qu’on leur rende compte de la manière dont leur aide financière a été utilisée par le gouvernement. Depuis mars 2020, le gouvernement a reçu des dons de plusieurs organismes d’aide et de philanthropes individuels. Le Fonds monétaire international (FMI) a versé au Kenya environ 725 millions de dollars, la Banque mondiale un milliard de dollars, la Banque africaine de développement 208,3 millions de dollars et l’Union européenne 69,4 millions de dollars.

L’USAID, qui soutient les programmes de traitement du VIH, de la tuberculose et du paludisme au Kenya, a déjà menacé de retirer son soutien de quatre milliards de dollars à partir de l’année prochaine si le gouvernement ne prend pas rapidement des mesures pour mettre fin à la corruption au sein du ministère de la Santé.

Un soutien inattendu

Dans un geste qui en a choqué plus d’un, le principal parti d’opposition du Kenya, l’Orange Democratic Movement (ODM), a publié samedi une déclaration accusant les médias d’être « antipatriotiques » en publiant des affirmations « sensationnelles » qui pourraient nuire à l’image du pays auprès des donateurs.

Il est évident que tous les Kenyans de bonne volonté ont trouvé ces allégations inquiétantes et profondément démoralisantes, à un moment où nous perdons davantage de vies à cause du virus… Nous avons appris que le DCI a été appelé à Kemsa pour enquêter sur ces questions. Nous nous demandons toutefois comment cela peut être le cas avant qu’un audit crédible du vérificateur général ne soit effectué pour vérifier la véracité de ces affirmations.

– Edwin Sifuna, Secrétaire général de l’ODM.

Concernant les prix des équipements de protection, il a déclaré qu’il était logique que les prix soient plus élevés au début de la pandémie en raison d’une demande accrue.

Ces remarques ont suscité de nombreuses interrogations sur le sort de l’ODM, une formation politique connue pour sa fermeté à l’égard de la corruption, qui a également été le principal point de ralliement pour l’élection présidentielle de 2017, lorsque le chef de son parti, M. Odinga, s’est opposé à Kenyatta pour la présidence du pays. La déclaration de l’ODM est de loin la remarque la plus forte jamais faite par une organisation sur la question.

Lorsqu’elles sont mises en contexte, ces remarques n’ont rien d’incompréhensible. Depuis la fameuse « poignée de main » de 2018 qui a permis de conclure une trêve entre M. Kenyatta et M. Odinga, l’opposition a souvent pris parti pour le gouvernement, même sur des questions considérées comme irrégulières ou non bénéfiques pour le public.

L’homme politique du Jubilee, qui aurait été l’un des principaux artisans de ce scandale, a également déclaré il n’y a pas si longtemps que M. Odinga allait être le prochain président du Kenya en 2022. Cette déclaration a été largement interprétée comme une validation de sa candidature à la présidence par le « deep State« .

La position de l’ODM eu égard au scandale n’a cependant pas été sans réfutations, tant au sein du parti et de ses alliés que de la part de ses éternels rivaux.

Le colistier de M. Odinga dans les sondages de 2017, Musalia Mudavadi, qui ne fait pas partie de l’accord conclu entre l’ODM et le Jubilee, a demandé au président Kenyatta d’agir rapidement pour instituer une commission d’enquête afin d’examiner l’affaire.

La situation, monsieur le Président, est désastreuse. Au cœur de cette terreur, certains ont trouvé dans nos tribulations une source de profit avec des vols, des systèmes de passation de marché frauduleux et des prix grossièrement excessifs. Il faut les arrêter…. Le public est en ébullition et demande maintenant des réponses. Monsieur le Président, une commission d’enquête judiciaire permettra de découvrir les véritables problèmes sous-jacents de ce malaise.

– Musalia Mudavadi, ancienne candidate à la présidence et chef du parti, Congrès national Amani.

Le vice-président William Ruto, qui est de plus en plus écarté du parti du Jubilee au pouvoir suite à la trêve entre M. Odinga et le président Kenyatta, a également pris à parti la défense de la corruption par l’ODM, les qualifiant de « seigneurs de la corruption » dans un tweet diffusé dimanche après-midi.

Sans faire directement référence à la déclaration de son parti, James Orengo, le leader de la minorité au Sénat et un confident de M. Odinga, a comparé les « crimes » à un « génocide ».

S’exprimant vendredi à Genève, en Suisse, le directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, a qualifié d’inacceptable la corruption dans l’achat d’EPI qui touche aujourd’hui un certain nombre de pays et l’a qualifiée de meurtre.

Si les travailleurs de la santé travaillent sans EPI, nous risquons leur vie, et celle des personnes qu’ils aident aussi. C’est un crime, et c’est un meurtre, et il faut que cela cesse.

– Tedros Adhanom Ghebreyesus, directeur général de l’OMS

 

Grève des médecins

Les révélations sur la corruption qui mine le Ministère de la Santé surviennent alors que les médecins et autres travailleurs de la santé ont entamé des actions syndicales dans au moins trois comtés. Vendredi, ils ont été rejoints par plus de 300 médecins travaillant dans 20 établissements publics de Nairobi, et des milliers d’autres à travers le pays menacent de faire grève en septembre si leurs demandes ne sont pas satisfaites.

Les travailleurs de la santé se plaignent des EPI défectueux achetés dans le cadre d’appels d’offres si irréguliers que plusieurs de leurs collègues ont été infectés par le virus mortel. La COVID-19 a jusqu’à présent infecté 700 travailleurs de la santé et en a tué plus de 10, selon le syndicat des médecins. Parmi ceux-ci, on compte au moins 41 cas positifs à la maternité de Pumwani à Nairobi.

Nous avons plus de 15 médecins qui ont contracté la COVID-19 dans le comté de Nairobi et plus de 80 infirmières qui ont contracté la maladie, et même certains de nos agents de santé. Le plus triste dans le fait d’avoir des EPI de mauvaise qualité, c’est que cela s’apparente à donner à un soldat un fusil en plastique en lui assurant qu’il peut aller au front, alors qu’il ne pourra pas se défendre. Nos frères portent des EPI en pensant qu’ils sont protégés, mais finissent infectés. Nous n’allons plus mourir. Les médecins ne sont pas des martyrs, les médecins ne sont pas les enfants d’un dieu inférieur.