Le 26 juillet dernier, le Niger a basculé dans une grande incertitude suite à ce qui risque d’être la pire crise politique de ces dernières années dans ce pays de la région très instable du Sahel. Le président de la République Mohamed Bazoum, démocratiquement élu et en fonction depuis avril 2021, est arrêté par des membres de sa propre garde. Leur chef, le général Abdourahamane Tchiani, s’est proclamé deux jours plus tard « président du Conseil national pour la sauvegarde de la patrie (CNSP) » et nouveau chef de l’État. Depuis, celui qui se présente comme un otage de certains éléments de l’armée nigérienne est maintenu dans son palais à Niamey. La junte militaire qui vient de le renverser justifie son coup de force par la « détérioration de la situation sécuritaire » dans le pays qui est en proie à des attaques terroristes depuis plusieurs années.
Dans les heures qui ont suivi la « tentative » de coup d’État, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) a condamné l’acte et appelé ses « auteurs (…) à libérer immédiatement et sans condition » le président Mohamed Bazoum, rappelant qu’il est arrivé au pouvoir par un processus démocratique. Si lors des précédents putschs, l’institution sous-régionale a manqué de proactivité – avec sa rhétorique consistant à publier des communiqués pour condamner la prise de pouvoir par des moyens anti-démocratiques et annoncer la suspension des pays concernés -, dans le dossier nigérien, elle s’est montrée plus active.
En effet, dès le début des événements, la CEDEAO a tenté de trouver une issue pacifique à la crise. C’est ainsi que le jour même, le chef de l’État du Nigeria et nouveau président en exercice de la Conférence des Chefs d’États et de Gouvernements de la CEDEAO, Bola Tinubu, a reçu à Abuja le président béninois pour un entretien sur la situation au Niger. Patrice Talon a été ensuite chargé de se rendre à Niamey pour une médiation entre la garde présidentielle qui s’était révoltée et le président Mohamed Bazoum. Cette mission avait pour but de trouver un accord rapide entre les deux parties et sauver les institutions démocratiques.
Cependant, le chef de l’État béninois n’a jamais pu faire le déplacement dans la capitale nigérienne. La CEDEAO a-t-elle annulé la mission à la dernière minute ou au contraire les nouveaux maîtres de Niamey ont déclaré le président béninois persona non grata sur leur territoire ? Plusieurs versions circulent sur ce sujet. Mais ce qui est certain, c’est que le président Talon n’a pas encore rencontré les membres du CNSP.
Alors que le Niger était considéré comme un exemple de transition démocratique – après la passation du pouvoir pacifique entre le président sortant Mahamadou Issoufou (2011-2021) et son successeur Mohamed Bazoum – et que les réformes du secteur de la sécurité visaient des résultats prometteurs, cette irruption de l’armée sur la scène politique plonge l’Afrique de l’Ouest et du Sahel dans une grande inquiétude. Car ce nouveau coup d’État s’ajoute à une longue série de putschs ayant instauré des régimes d’exception dans quatre des quinze pays de la sous-région au cours des trois dernières années : Mali (août 2020 et mai 2021), Guinée (septembre 2021), Burkina Faso (janvier 2022 et octobre 2022) et maintenant Niger (juillet 2023).
D’ailleurs, aussitôt officialisé, ce putsch a été considéré comme le « coup d’État de trop », y compris par les dirigeants de la CEDEAO. S’exprimant au nom de ses pairs, le président du Nigeria a prévenu la junte nigérienne que l’instance sous-régionale « n’acceptera aucune action qui entrave le bon fonctionnement de l’autorité légitime du Niger ou dans toute partie de l’Afrique de l’Ouest ». Une posture de fermeté réaffirmée lors du sommet extraordinaire des chefs d’États de la CEDEAO, tenu dimanche 30 juillet à Abuja, la capitale fédérale du Nigeria, au terme duquel des sanctions très sévères ont été imposées par l’organisation et l’UEMOA aux putschistes nigériens qui retiennent le président Bazoum dans son palais.
Si depuis les premières heures de la crise la CEDEAO tente de dénouer la crise par la voie diplomatique, une menace d’intervention militaire plane sur les nouveaux patrons de Niamey et se précise d’ailleurs, car les chefs d’état-major des armées des pays ouest-africains ont bouclé ce vendredi dans la capitale fédérale nigériane trois jours de travaux ayant permis de définir « les contours d’une éventuelle intervention militaire ». Plusieurs démarches diplomatiques, entreprises notamment par l’organisation sous-régionale qui précise que l’option militaire est la dernière sur la table, ont jusqu’ici échoué. L’ultimatum fixé par la CEDEAO pour que les militaires libèrent le président Mohamed Bazoum et le rétablissent dans ses fonctions expire ce dimanche.
Un réel risque d’instabilité dans toute l’Afrique de l’Ouest
Conscients sans doute des graves conséquences qu’une intervention militaire au Niger pourraient avoir sur toute la sous-région, les Chefs d’État de la CEDEAO espèrent que la junte se va retirer et rétablir l’ordre constitutionnel, y compris le retour du président déchu dans ses fonctions, sans le déclenchement des hostilités. Aujourd’hui, un scénario s’éloigne ; à moins que les militaires du CNSP changent d’avis à la dernière minute, lorsqu’ils constateront que le président Bola Tinubu et ses homologues ne « bluffent » pas cette fois-ci. Mais pour l’heure, le général Abdourahamane Tchiani et ses compagnons déroulent leur agenda comme si de rien n’était. Plusieurs nominations ont déjà été actées par le chef de la junte qui a aussi mis fin aux fonctions de plusieurs ambassadeurs nigériens en poste à l’étranger dont celle en France.
Depuis le coup d’État, plus de vingt communiqués ont été lus sur les antennes de la télévision nationale Télé Sahel. La junte a dénoncé les sanctions « illégales, injustes, inhumaines et sans précédent » décrétées par la CEDEAO et l’UEMOA. Elle a aussi dénoncé les accords de défense entre le Niger et la France. Ce qui ouvre la voie à une probable demande du départ des militaires français stationnés dans le pays, bien que Paris estime que celles des autorités légales peuvent mettre fin à ces accords. La France considère en effet Mohamed Bazoum comme le seul président légitime du Niger actuellement.
Soutenue par une partie de la population nigérienne qui dénonce les relations avec la France et qui voit la CEDEAO comme une organisation satellite des Occidentaux, la junte militaire dirigée par le général-président Tchiani pourrait bien opposer une résistance aux forces de l’institution sous-régionale. Elle a prévenu jeudi soir qu’une intervention militaire au Niger entraînera une riposte immédiate contre l’un des pays de la CEDEAO, à l’exception des pays suspendus qu’elle considère comme des « pays amis ». En cas d’escalade, le risque d’instabilité est réel dans toute la sous-région. D’autant que le Niger se situe dans la zone du Sahel où des groupes armés font régner la terreur depuis une dizaine d’années.
Une alliance qui se renforce avec des putschistes de la sous-région
Le Niger qui faisait figure de « bon élève » dans la lutte contre les terroristes au Sahel avec la collaboration notamment des partenaires occidentaux, au premier rang la France et les Etats-Unis, se rapproche depuis le coup d’État de leurs camarades putschistes qui tiennent le pouvoir au Burkina Faso et au Mali. Au lendemain des sanctions décidées par la CEDEAO contre la junte nigérienne, les gouvernements du Mali et du Burkina Faso ont sorti un communiqué conjoint dans lequel ils ont mis en garde la CEDEAO qui menace d’intervenir militairement à Niamey. Bamako et Ouagadougou ont averti que « toute intervention militaire contre le Niger serait considérée comme une déclaration de guerre contre le Burkina Faso et le Mali ».
Plutôt dans la soirée de ce même 31 juillet 2023, la Guinée également dirigée par une junte militaire a exprimé sa solidarité « au peuple du Niger » et annoncé par la même occasion qu’elle n’appliquera pas les sanctions de la CEDEAO. Signé du chef d’état-major général des armées au nom du CNRD, la junte militaire dirigée par le colonel Doumbouya, le communiqué met en garde les présidents de la CEDEAO des conséquences d’une intervention militaire au Niger qui entraînerait, selon les autorités de Conakry, la dislocation de l’institution.
Toutefois, si aucune nouvelle communication n’a été faite depuis par la junte guinéenne au sujet de la situation au Niger, une délégation du CNSP conduite par le général Salifou Mody s’est déjà rendue à Bamako et à Ouagadougou pour demander le soutien de ces juntes. Des discussions qui viseraient à installer au Niger le groupe de mercenaires russes Wagner sont évoquées. Et le drapeau russe a le vent en poupe dans les manifestations de soutien au CNSP.
La junte guinéenne moins impliquée dans l’alliance des putschistes ?
Pendant que les gouvernements malien et burkinabè ont prévenu que leurs pays agiraient aux côtés des militaires nigériens, en considérant l’action militaire de la CEDEAO comme une déclaration de guerre à leurs pays respectifs, la Guinée a exprimé une position plus pondérée. Une position qui n’est autre que la posture diplomatique adoptée par l’équipe du colonel Mamadi Doumbouya. En effet, si la Guinée, le Mali, le Burkina Faso et le Niger sont tous de l’espace CEDEAO, il faut cependant noter que les contextes diffèrent.
Alors que les trois autres pays sont touchés par le terrorisme, la Guinée est pour le moment épargnée par ce phénomène. Certes les autorités guinéennes sont conscientes que le pays n’est pas totalement à l’abri du terrorisme mais elles parviennent jusqu’à présent à maintenir la sécurité dans le pays. Comparés au Mali, au Burkina Faso et au Niger, où les populations cherchent avant tout à être sécurisées contre les groupes armés, en Guinée, les populations sont plutôt préoccupées par d’autres questions comme la hausse des prix dans les marchés.
Cette différence dans les préoccupations quotidiennes fait que ce qui est prioritaire aux yeux d’un Malien, d’un Burkinabè ou d’un Nigérien n’est pas forcément le même pour un Guinéen. Ainsi, contrairement à ces trois pays, le sentiment anti-français est moins développé en Guinée. Ce qui permet aux militaires au pouvoir à Conakry d’avoir des relations avec différents partenaires, dont la France, sans que cela attise la colère des citoyens. En 2022, la France a même repris sa coopération militaire avec la Guinée qui est dirigée depuis le coup d’État du 5 septembre 2021 par le CNRD. Contrairement aux pays du Sahel, cette coopération est loin d’être vue d’un mauvais œil dans les rues de Conakry. On observe la même tendance avec les autres pays occidentaux comme les Etats-Unis ou encore de l’Union européenne.
Dans les semaines qui ont suivi le coup d’État qui a renversé l’ancien président Alpha Condé, ce sont plutôt des pays tels que la Russie qui avaient souffert. La Chine qui avait condamné le coup d’État avait aussi été déstabilisée. Tout comme la Turquie, où le président déchu Alpha Condé s’est réfugié depuis mai 2022, a souffert un temps de la chute de l’ami du président Recep Tayyip Erdogan.
Mais après l’épisode Alpha Condé, Conakry et Ankara ont finalement réchauffé leurs relations, avec notamment l’invitation du colonel Mamadi Doumbouya à la cérémonie d’investiture du président Erdogan pour son deuxième mandat en juin dernier. À Conakry, ceux dont se méfie la junte ce sont les « partisans du retour rapide à l’ordre constitutionnel » (leaders politiques, acteurs de la société civile, journalistes). Aucune puissance étrangère n’est perçue comme une menace en tant que tel.
Contre la CEDEAO, les intérêts convergent…
Là où les juntes guinéenne, malienne, burkinabè et nigérienne ont un intérêt véritablement en commun, c’est vis-à-vis de la CEDEAO. En effet, elles ne voient pas forcément l’organisation sous-régionale d’un bon œil. La junte malienne la connaît depuis trois ans maintenant – même si entre août 2020 et mai 2021 (durant la première partie de la transition malienne) les relations entre Abuja (où se trouve son siège) et Bamako étaient moins tendues. Le CNRD, lui, depuis pratiquement deux ans. Le Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la restauration (MPSR2) du capitaine Ibrahim Traoré depuis dix mois. Et maintenant… le CNSP au Niger !
Face à la CEDEAO, ces juntes ont besoin d’unir leurs forces non seulement pour faire face aux sanctions infligées à elles mais aussi pour envisager l’avenir ensemble. C’est d’ailleurs par crainte d’avoir une CEDEAO dont les pays sont entièrement dans les mains de pouvoirs militaires que le président du Nigeria et ses homologues entendent taper fort cette fois-ci pour casser la chaîne de contagion. D’où cette fermeté de la part d’une organisation qui avait jusqu’ici privilégié uniquement la voie diplomatique. Mais la démarche est risquée. En cas d’échec au Niger, cela renforcera inéluctablement ces juntes qui savent, comme les présidents élus de la sous-région, que l’épilogue de la crise politique qui agite Niamey déterminera leur propre sort.
Tout comme à Bamako et à Ouagadougou, les militaires au pouvoir à Conakry ont tout à gagner si le coup d’État contre Mohamed Bazoum réussit. Toutefois, pour ne pas fâcher leurs partenaires occidentaux, ils gagnent mieux en faisant profil bas au sujet du coup de force au Niger qui est unanimement condamné par la CEDEAO, l’Union africaine, les Nations-Unies, l’Union européenne, les Etats-Unis, la Russie, la Chine et d’autres pays.
Thierno Diallo, éditorialiste guinéen basé à Conakry
Photo: AMISON/Iwaria