Pour les Kenyans, 2018 a commencé sur le fil du rasoir. Les derniers mois de 2017 ont été dominés par un différend relatif à l’annulation des élections présidentielles tenues en août et leur réorganisation en octobre. Après que le président Uhuru Kenyatta a prêté serment pour un deuxième mandat en novembre, son opposant Raila Odinga a promis d’organiser une cérémonie d’investiture parallèle, qui après avoir été reportée deux fois, a été programmée pour la fin du mois de janvier.

Odinga a finalement prêté serment en tant que « Président du peuple » le 30 janvier, déclenchant une vague de répression du gouvernement, notamment la fermeture pendant deux semaines de stations média privées qui couvraient l’événement en direct, l’arrestation et « l’expulsion » illégale du prétendu « Général » du Mouvement de résistance national, Miguna Miguna, ainsi que les poursuites engagées contre l’avocat et parlementaire, Tom Kajwang, pour s’être chargé de la procédure d’assermentation. Le décor était posé pour une lutte gargantuesque sans fin entre les deux Présidents en vue d’obtenir le pouvoir et la légitimité, chacun ayant l’un des deux et désirant l’autre.

Pourtant, alors que j’écris cet article, tout cela semble n’avoir été rien d’autre qu’un mauvais rêve. La Poignée de main du 9 mars a totalement brouillé le paysage politique, unissant Kenyatta et Odinga dans un marché politique rappelant d’autres marchés que ce dernier avait conclus avec les prédécesseurs du premier qu’il accusait de lui avoir volé la présidence : Mwai Kibaki en 2008 et Daniel arap Moi en 1997.

Le marché a manifestement laissé pour compte l’adjoint et successeur présumé de Kenyatta, William Ruto, et instauré une dynamique historique intéressante. Depuis l’indépendance il y a 55 ans, le monde politique du Kenya fortement imprégné par la dimension ethnique a été dominé par des alliances changeantes et des conflits entre trois de ses 44 communautés officiellement reconnues : les Luo d’Odinga, les Kikuyu de Kenyatta et les Kalenjin de Ruto. En 1963, le parti de l’indépendance, KANU, consistait principalement en une coalition de Kikuyu et de Luo, et les Kalenjin, dirigés par Moi, formaient l’opposition. En l’espace d’un an, le parti de l’opposition, KADU, a été incorporé au KANU. À la fin de cette décennie, suite à une brouille entre Jomo Kenyatta et Oginga Odinga (les pères d’Uhuru et de Raila), Moi devenait vice-président et c’était au tour des Luo d’être laissés pour compte.

En 2002, une coalition entre les élites Luo et Kikuyu, dirigée par Mwai Kibaki et le jeune Odinga, a pris la relève de Moi, qui était au pouvoir depuis près d’un quart de siècle, suite au décès de Jomo Kenyatta en 1978. Cela n’a cependant pas duré. Kibaki et Raila se sont brouillés et ce dernier s’est associé à Ruto, le nouveau pilier Kalenjin, pour disputer la présidence lors des élections présidentielles de 2007. Ce fiasco électoral et les violences qui en ont découlé début 2008, ont contraint les trois protagonistes à constituer un gouvernement d’unité nationale. Comme ce qui s’était produit dans les années 1960, cela été suivi d’une autre alliance Kikuyu -Kalenjin qui a été portée au pouvoir en 2013 et l’a conservé en 2017, les Luo étant encore dans l’opposition.

La poignée de main a de nouveau rebattu les cartes de ces alliances, et William Ruto est maintenant en position défensive. La guerre contre la corruption renouvelée et apparemment vigoureusement poursuivie par le Président, qui a été lancée avec le recrutement d’un nouveau Procureur général, Noordin Haji, et des menaces de contrôle des niveaux de vie, a été considérée par certains comme une tentative de couper les ailes de son adjoint. Etant donnés les commentaires récents fournis par David Murathe, vice-président du parti au pouvoir Jubilee, indiquant que Ruto devrait se retirer de la politique à l’expiration du dernier mandat de Kenyatta, et malgré les protestations d’innocence du Président, le destin et l’ambition de Ruto constitueront un enjeu essentiel de la politique en 2019.  

De même, Kenyatta sera tenu dans l’année à venir de démontrer les résultats tangibles de la lutte contre la corruption, sous forme de condamnations. Il a misé son bilan sur la capacité à attraper les « gros poissons » – les agents publics haut placés corrompus – mais jusqu’à présent, il n’a qu’un filet vide à montrer. Les roues du système judiciaire kenyan tournent en effet au ralenti et la confiance de la population en le DPP et en le Président ne tardera pas à diminuer. Ils auront besoin de quelques résultats rapides au cours de l’année mais il reste à déterminer si les tribunaux suivront. Ce problème a été créé par Kenyatta lui-même car dans ses discours, il a, à plusieurs reprises, mis en avant les condamnations, plutôt qu’une réduction réelle de la prévalence de la corruption, comme mesure du succès. Il n’a pas réussi à formuler de politique exhaustive allant au-delà des poursuites et visant à combler les vides juridiques qui fournissent des opportunités de chapardage des fonds publics. Et maintenant, il essaie de faire de l’appareil judiciaire un bouc émissaire, suggérant lors de son discours du Jour de l’Indépendance que les juges proposaient aux suspects des conditions de libération sous caution trop souples et ralentissaient délibérément le traitement des affaires. Cela deviendra une poudrière intéressante et incessante tout au long de l’année à venir.

Un dernier thème à surveiller en 2019 sera la question de la dette nationale et du scepticisme croissant avec lequel les Kenyans considèrent les relations du pays avec le principal créancier de cette dette : la Chine. A la fin de 2018, les remboursements de la dette et les conditionnalités du FMI associées aux nouveaux prêts ont entraîné une hausse des taxes sur des produits de base comme le pétrole. Le discours optimiste du Président sur la performance de son projet phare, le Standard Gauge Railway, est sapé par la perte de confiance de la Chine en le projet et les rumeurs, niées par les deux gouvernements, que la Chine pourrait prendre le contrôle du port de Mombasa si le Kenya ne réussissait pas à honorer ses paiements. Le gouvernement étant maintenant réduit à emprunter à Pierre pour donner à Paul, 2019 devrait s’accompagner de difficultés économiques encore plus éprouvantes pour les Kenyans que 2018.