Lorsque l’on mentionne l’expression  « journalistes en exil », nombreux sont ceux qui pensent que l’on évoque une chose du passé. Peut-être le souvenir de journalistes populaires, qui travaillaient dans des organes de presse en Europe de l’Est, dans des pays d’Asie et d’Afrique, sous des régimes autoritaires, viennent-ils à l’esprit.

Aujourd’hui encore, des journalistes du monde entier sont contraints de laisser derrière eux leur famille et leurs proches pour commencer une nouvelle vie à l’étranger, loin de leur foyer, sans avoir commis d’autre crime que de publier des vérités gênantes.

C’est l’histoire de la Tchadienne Makaila N’Guebla, du Sotho Keiso Mohloboli, de l’Éthiopienne Soleyana Shimeles Gebremichael, du Tanzanien d’Ansbert Ngurumo et de douze autres journalistes africains dont les expériences qui les menèrent à vivre en exil ont été documentées par KAS Media Africa  dans un livre de 154 pages intitulé « Hounded : African Journalists in Exile ». Ce livre, sorti il y a près d’une semaine à Nairobi, a été édité par le grand journaliste kenyan Joseph Odindo, qui a occupé le poste de directeur éditorial pour deux des principaux médias privés du Kenya, Nation Media Group et Standard Group.

Christoph Plate, directeur de KAS Media Africa, explique que Nairobi a été choisie pour le lancement de ce livre en raison du rôle que la ville a joué comme point de transit pour de nombreux journalistes fuyant les régimes répressifs du continent.

Si certaines expériences qui y sont relatées sont celles de journalistes contraints de quitter leur pays au début des années quatre-vingt-dix par les régimes répressifs de Sani Abacha et de Yoweri Museveni, les récits d’autres journalistes, comme N’Guebla, sont bien trop récents pour que nous puissions continuer à imaginer que les exilés appartiennent au passé.

Apatride à l’étranger

Lorsque Idris Deby prit les rênes du Tchad après avoir chassé le président Hissène Habré, qui avait dirigé ce pays d’Afrique centrale pendant 30 ans, de nombreux Tchadiens espéraient que l’oppression avait enfin pris fin. Ses premiers mots en tant que président en faisaient la promesse : « Je ne vous apporte ni or, ni argent, mais la liberté ».

Plus tard, Deby se fit connaître pour ses citations en faveur de la presse, comme « Un monde sans presse est comme un corps sans âme ». Des déclarations que N’Guebla eut du mal à concilier avec son statut d’apatride lorsqu’il se retrouva persécuté par le régime d’Idriss Deby pour avoir exercé sa liberté d’expression.

Ses ennuis avec le gouvernement commencèrent alors qu’il était étudiant en Tunisie et que l’hebdomadaire panafricain francophone Jeune Afrique commença à republier des articles de son blog. Le premier article, dont le titre pourrait être traduit par L’exclusion au Tchad, parle de la corruption et du favoritisme dans l’attribution des bourses d’études du gouvernement. Un état de fait dont il avait lui-même été victime.

Le Tchad n’étant effectivement pas en mesure de créer suffisamment d’établissements d’enseignement supérieur pour accueillir les étudiants quittant le lycée, le gouvernement a offert des bourses aux étudiants pour qu’ils étudient à l’étranger, dans le but qu’ils reviennent au pays et participent à sa reconstruction. Mais ces bourses étaient attribuées aux enfants de hauts fonctionnaires ou vendues aux riches. C’est ce que N’Guebla dénonçait dans son article.

Alors qu’il était étudiant en Tunisie entre 1998 et 2005, il continua à écrire pour plusieurs publications afin de dénoncer les maux qui rongeaient le gouvernement de son pays. Celui-ci, mécontent de ces critiques, s’est entendu avec l’administration tunisienne pour le faire expulser vers le Tchad.

Grâce à l’intervention de plusieurs organisations humanitaires, d’amis et d’une certaine dose de chance, N’Guebla trouva temporairement asile au Sénégal, où il poursuivit son travail journalistique jusqu’à ce que les pouvoirs en place se rappellent à son bon souvenir.

Les expériences qu’il relate dans le chapitre quatre de ce livre constituent un souvenir glaçant de sa vie dans plusieurs pays étrangers sans documents de voyage. Il fut contraint de passer une grande partie de cette période dans des cellules de police sombres, infestées de moustiques, où il dormait souvent à même le sol. Il vit aujourd’hui en Europe, et n’a pu assister aux funérailles de sa mère à son décès en 2015.

« Tu ne critiqueras pas »

L’Éthiopienne Gebremichael, du collectif Zone9, a eu la chance de se trouver à l’aéroport de Nairobi quand les autorités ont commencé à arrêter ses collègues à Addis. Elle revenait d’une conférence à l’étranger et attendait à l’aéroport son vol de correspondance pour rentrer chez elle. Elle ne monta pas dans l’avion, et c’est ainsi qu’elle parvint à échapper à la torture dont Befekadu, Zalem, Abel et trois autres membres de son groupe furent victimes à la prison de Meakelawi pendant les seize mois suivants.

Leur crime avait été de critiquer la suppression des droits démocratiques, des médias et de la liberté d’expression dans le pays par le Premier ministre Meles Zenawi. En l’absence de médias critiques, les centaines d’articles publiés par les « zone niners » sur l’État de droit, le constitutionnalisme, les droits de l’homme et la gouvernance avaient été une alternative bienvenue. 

Mohloboli, qui écrivait pour le Lesotho Times s’en veut toujours pour la fusillade et les blessures dont son rédacteur en chef a été victime en 2016. Des événements qui avaient été provoqués par la publication d’un article exclusif sur une généreuse indemnité de départ qui avait été négociée pour le chef des forces de défense du Lesotho. L’article avait visiblement provoqué une certaine inquiétude dans les rangs de l’armée sotho. Le harcèlement constant de la police, le saccage de leurs bureaux, les menaces émanant de parfaits inconnus et la fusillade quasi fatale de son patron influencèrent sa décision de fuir en Afrique du Sud.

Le défunt président tanzanien John Pombe Magufuli, surnommé « le bulldozer », avait deux habitudes : obtenir ce qu’il voulait et ne pas être critiqué pour cela. Durant sa présidence, la Tanzanie a perdu 53 places dans le classement de la liberté de la presse de Reporters sans frontières – aucun autre pays au monde n’a connu une telle dégringolade.

Plusieurs journalistes furent arrêtés et détenus pour des accusations forgées de toutes pièces. D’autres disparurent, tout simplement. Plusieurs autres se virent retirer leur carte de presse ou contraints de payer de lourdes amendes. Les organes de presse ne furent pas épargnés non plus. Ansbert Ngurumo qui avait fuit le pays en octobre 2017, quelques jours seulement avant la tentative d’assassinat de Tundu Lissu, qui incarnait l’opposition potlitique, pense qu’un commando avait également été envoyé pour l’éliminer. Ses « articles et commentaires étaient devenus une épine dans le pied de l’administration du président John Pombe Magufuli ».

Ces expériences et bien d’autres encore que vous découvrirez dans le livre, accessible en téléchargement gratuit sur le site de KAS Media Africa, illustrent de manière frappante l’argument de Christoph Plate dans l’avant-propos, selon lequel « modernisation et liberté ne vont pas nécessairement de pair ».