Les Kenyans sont sujets aux élans d’euphorie. Un temps considéré comme le peuple le plus optimiste du monde, cette société est presque génétiquement programmée pour voir les choses du bon côté et chercher le positif même dans les périodes les plus sombres. Le pays est connu pour son célèbre « Hakuna Matata », qui constitue, pour tous ceux qui ont vu Le Roi lion de Disney, une philosophie du « sans aucuns soucis ».
Notre exubérance irrationnelle refait une fois de plus surface dans le sillage du verdict de la Cour suprême qui a annulé la réélection du président Uhuru Kenyatta, qui datait d’à peine trois semaines. En un sens, c’est compréhensible. Ce fut une période tendue, trépidante, après une nouvelle journée d’élections marquée par l’enthousiasme, empreinte de l’espoir de jours meilleurs que le pays pourrait connaître. Et cela bien que l’on sache que, si le pays a organisé des élections régulières au cours de ses 50 années d’indépendance, celles-ci n’ont jamais résulté sur un changement véritablement significatif et durable.
Même les élections de 2002 – peut-être les plus follement enthousiastes que le pays a connu, étant donné qu’elles mettaient un terme à 24 ans d’une présidence despotique et kleptocratique sous Daniel arap Moi – n’ont fait qu’inaugurer le tour de Mwai Kibaki de se servir. Rapidement, les Kenyans qui avaient procédé à des arrestations citoyennes de policiers corrompus, pensant que tout avait changé, reçurent un véritable choc lorsque des rapports de corruption généralisée aux échelons les plus élevés firent surface avec une régularité croissante. Tant et si bien que la personne nommée à la tête de l’organe de lutte contre la corruption du pays fut contrainte de fuir le pays. Les ministres corrompus « sont voraces comme des gloutons » et « vomissent sur les chaussures » des donateurs, a déclaré Edward Clay, Haut-Commissaire britannique.
Mais revenons à la décision de la Cour suprême. Comme pour les élections de 2002, celles que la cour venait d’annuler se caractérisaient manifestement par d’importantes irrégularités. Mais il y a 15 ans, cela n’avait pas grande importance. Le vote contre le successeur de Moi, soigneusement choisi – ironie du sort, le président actuel – fut si écrasant que le régime n’eut pas d’autre choix que de céder sa place. Quoi qu’il en soit, la réforme électorale effectuée alors avait essentiellement consisté en un accord tacite, permettant à l’opposition de nommer une partie des membres de la commission électorale.
L’intégrité du processus est aujourd’hui bien plus importante que ce n’était le cas 15 ans plus tôt. Les élections font l’objet d’une lutte plus serrée et les infrastructures électorales sont considérablement plus élaborées. Les moyens de les truquer sont également devenus plus compliqués et difficiles à détecter.
Après qu’un litige au sujet des élections présidentielles de 2007 a provoqué une vague de violences entraînant la mort de 1300 personnes et le déplacement de centaines de milliers d’autres, une commission présidée par le juge sud-africain Johann Kriegler proposa une série de réformes du système électoral, notamment la transmission par voie électronique des résultats des bureaux de vote.
Cinq ans plus tard, en dépit d’une nouvelle constitution, seules quelques-unes de ces réformes avaient été mises en œuvre. Au cours des élections, un système d’identification biométrique des électeurs et de transmission électronique des résultats, mis en place à la hâte et douteux, échoua (suite à une action frauduleuse peut-être) dans tout le pays. En outre, nombreux furent ceux qui affirmèrent que les élections avaient été piratées. Si cela peut sembler familier, c’est parce que la même chose ou presque s’est produite cette année.
Cependant, au moment où les Kenyans sont allés aux urnes il y a près d’un mois, les lois régissant le processus électoral avaient été votées et, dans une large mesure, clarifiées par les tribunaux. Le jour des élections, les systèmes biométriques semblaient avoir fonctionné, mais pas le système de transmission par voie électronique. Au fil du dépouillement, les chiffres commencèrent à s’afficher sur nos écrans de télévision, retransmis par le siège de la Commission électorale indépendante (IEBC). Les chiffres semblaient affirmer de façon répétée que le Président Kenyatta avait pris la tête sur son principal rival, Raila Odinga.
Ces chiffres, que l’IEBC en vint à désavouer pour affirmer qu’il ne s’agissait que de « statistiques » quand leur validité fut mise en question, furent le premier signe que de sérieux ratés s’étaient produits. Par la suite, en dépit des conclusions des observateurs internationaux, à la tête desquels se trouvait John Kerry, ancien Secrétaire d’Etat américain, il apparut clairement que les élections étaient loin d’être crédibles quand l’IEBC se retrouva dans l’incapacité de produire les formulaires scannés sur lesquels les résultats se fondaient.
L’appel déposé devant la Cour suprême en 2013 avait été rejeté dans son intégralité, la cour exigeant un niveau de preuve impossible à fournir qui semblait garantir que des élections présidentielles ne pourraient jamais être invalidées. Quatre des six juges qui avaient prononcé le jugement à l’unanimité, largement dénigré, siègent toujours à la cour. C’est peut-être la raison pour laquelle l’opposition affirma au départ que bien qu’elle n’acceptât pas les résultats, elle ne présenterait pas l’affaire devant les tribunaux. Suite à un revirement, ils présentèrent une requête qui, à la surprise de tous, fut défendue.
L’annulation est une situation d’exception qu’il vaut clairement la peine de saluer. Outre la réparation d’une injustice et le renforcement de la légitimité démocratique du Kenya, en cimentant la crédibilité de la Cour suprême, le spectre des violences électorales suites à des élections présidentielles s’estompe nettement pour l’après 2008. Pour une fois, l’Etat a défendu les intérêts des Kenyans, et c’est énorme. Mais nous devrions faire attention à ne pas nous laisser emporter.
Pour commencer, la déclaration du tribunal elle-même posait problème. Une des allégations avancées par les requérants était que le président au pouvoir avait abusé de sa position en utilisant des ressources et des représentants publics pour mener sa campagne. Les juges ont paru éluder la question lorsqu’ils ne trouvèrent aucune preuve d’irrégularités en dépit de preuves aveuglantes.
En outre, les déclarations que le Kenya était entré dans le club des démocraties matures étaient non seulement prématurées, au moment où le président de l’IEBC, aujourd’hui disgracié, les formula lorsqu’il déclara que Kenyatta était président élu ; elles le sont encore aujourd’hui. Le jugement est un immense pas en avant, mais une démocratie ne se repose pas sur une seule décision. Cela ne fait qu’ouvrir des possibilités pour un meilleur système électoral, plus responsable. Cependant, les Kenyans ont tendance à vouloir persister dans ces moments d’espoir grisants plutôt que de s’atteler à la lourde tâche d’en faire une réalité. Tristement, comme nous avons pu le voir avec les élections de Kibaki en 2003, si ces opportunités ne sont pas saisies, cela peut également laisser place à une situation nettement moins désirable.
Dans l’immédiat, la possibilité d’un retour de flamme de la part d’un dirigeant piqué par ce qu’il considère comme un soulèvement judiciaire constitue la principale source d’inquiétude. « Si vous secouez un serpent, vous devez vous attendre à ce qu’il vous morde », nous a averti John Michuki, ancien ministre autoritaire, après le raid destructeur auprès du deuxième plus gros groupe de médias du pays en 2006. Les Kenyans ne peuvent se laisser aller à la complaisance. Le Président Kenyatta vient d’être secoué et menace de mordre. Il a déjà entrepris de traiter les juges de la Cour suprême de « wakora », ou bandits, et son avocat a décrit le jugement comme un coup d’Etat judiciaire. « [Le président de la Cour suprême David] Maraga et ses bandits ont décidé d’annuler les élections. Je ne suis plus président élu. Je suis président en exercice… Maraga devrait savoir qu’il a aujourd’hui affaire au président en exercice », aurait-il menacé vendredi. « Nous avons un problème avec le pouvoir judiciaire, mais quoi qu’il advienne, nous respectons [leur décision]. Nous reviendrons néanmoins dessus », a-t-il menacé le lendemain.
Que Kenyatta ou Odinga soit élu dans deux mois, le pouvoir judiciaire indépendant sera probablement lui-même la cible d’une branche exécutive utilisée pour obtenir ce qu’il veut. Cependant, avec son parti, le Jubilee, qui contrôle les deux chambres du Parlement, Kenyatta opposera une menace particulièrement sérieuse. L’histoire nous a appris que les grandes avancées peuvent rapidement s’inverser. Le Kenya a encore beaucoup de chemin à parcourir avant d’être débarrassé de cette culture d’impunité profondément ancrée et devenir une société qui tient véritablement compte des besoins de tout son peuple, et non des désirs de quelques-uns à sa tête.
Finalement, de nouvelles élections doivent se tenir dans les deux prochains mois. Le Kenya est seulement le troisième pays au monde, après l’Ukraine et l’Autriche, à voir ses tribunaux annuler une élection présidentielle. Dans ces deux cas de reconduite des élections, le candidat sortant remporta la victoire. En soi, cela ne constitue pas un problème. La Cour Suprême a affirmé, à juste titre, qu’il importait moins de savoir qui remportait la victoire que de savoir comment cette victoire était assurée. Il reste peu de temps pour apporter des changements significatifs aux infrastructures électorales, ce qui signifie qu’il est possible que les mêmes illégalités et irrégularités que celles qui ont conduit à l’annulation se reproduisent. Les différents acteurs devront faire preuve de vigilance afin de s’assurer que le Kenya ne revienne pas au point de départ, et que des observateurs internationaux humiliés reviennent pour rendre compte des élections. Les médias doivent mettre en place des centres indépendants pour procéder au décompte, et se tenir prêts à appeler à déclencher de nouvelles élections, plutôt que de se contenter de régurgiter les chiffres et les « statistiques » émanant de l’IEBC.
Le Kenya n’est pas encore tiré d’affaire. Les passions et la terreur observées au cours des quelques derniers mois n’ont pas disparu. Elles continuent simplement de frémir juste sous la surface. Si la Cour suprême a réduit le risque qu’une explosion de violence se produise, elle ne l’a pas totalement éliminé. Cela ne peut être accompli qu’en s’attaquant aux problèmes de notre passé avec sincérité et en finissant la tâche qu’est la mise en application de la constitution.
Le jugement nous indique ce qui est rendu possible par la constitution, mais il serait profondément injuste de demander aux sept juges de porter la charge de sa mise en application. Les Kenyans doivent exiger que les autres agences gouvernementales indépendantes, des Services de Police au Bureau du Procureur général, commencent à se comporter et à se conduire de la manière envisagée par la constitution, et non comme les laquais du pouvoir exécutif. Les Kenyans doivent réaliser que le peuple est en définitive le gardien de la loi suprême, et même en cette période de célébration, ils se doivent de se retrousser les manches.