L’image d’un dirigeant sortant qui perd une élection et le concède de bonne grâce n’est pas celle qui vient le plus facilement à l’esprit quand on parle du continent, sans parler de la Somalie. En comparaison, la situation kenyane est plutôt classique. Ici, aucun président sortant n’a jamais perdu une élection. Par tous les moyens, y compris la tromperie, ils parviennent à s’accrocher jusqu’à la fin de leurs mandats, voire la fin de leur vie, selon l’événement survenant en premier.
Mais la concession gracieuse d’un dirigeant sortant qui a perdu est exactement ce dont le monde a pu être témoin dans la capitale somalienne mercredi. L’élection de l’ancien Premier ministre Mohamed Abdullahi Farmajo à la fonction de neuvième président du pays a entériné une tradition assez curieuse et peut-être unique : la Somalie n’a jamais réélu un président sortant.
Cette tradition remonte aux origines de la république de Somalie. À l’issue de sa première élection après l’indépendance et l’unification en 1960, le populaire Aden Abdullah Osman Daar est élu président. Sept ans plus tard, il devient le premier chef d’État africain à remettre pacifiquement le pouvoir à un successeur démocratiquement élu, son ancien Premier ministre, Abdirashid Ali Shermarke.
Ceci étant dit, l’élection de cette semaine à Mogadiscio n’était, en aucune façon, un modèle à suivre. En raison de l’insurrection terroriste en cours perpétrée par Al Shabaab, alliée à Al-Qaeda, le suffrage universel était hors de question. Au lieu de cela, 135 anciens ont choisi 14 000 délégués qui ont élu 275 députés et 54 sénateurs, qui ont à leur tour élu le président. Un processus marqué par des accusations de corruption, d’achat de votes et d’intimidation, ce qui n’est peut-être pas surprenant pour un pays qui se situe tout en bas de l’Indice de perception de la corruption de Transparency International. Le soutien public du chef de la police du pays et des préoccupations à la sécurité ont conduit à l’arrêt de tout moyen de transport dans la capitale somalienne et au déplacement de l’élection à l’aéroport, un lieu sécurisé par les troupes de l’Union africaine en Somalie.
Beaucoup de ces éléments sont familiers aux Kenyans alors que nos propres élections générales approchent. Bien que n’étant pas aussi dramatique que celui de notre voisin, notre système n’est pas sans controverses. Il existe des soupçons crédibles de tentatives de le saboter dès l’étape de l’inscription des électeurs, où des fonctionnaires, en particulier des dirigeants, sont illégalement cooptés afin de stimuler les chiffres des inscriptions dans des zones perçues comme soutenant le dirigeant sortant Uhuru Kenyatta du parti du Jubilé. De plus, notre rang dans le classement mondial de la corruption n’est pas tellement meilleur (en termes relatifs) que celui de la Somalie et le déploiement attendu de milliers de policiers et d’agents de sécurité pour protéger l’élection en dit beaucoup, non seulement quant aux préoccupations légitimes en matière de sécurité à la suite de notre invasion de la Somalie, mais aussi sur la crainte du gouvernement quant à son propre peuple.
Le président Kenyatta a récemment déclaré être prêt à remettre pacifiquement le pouvoir s’il perdait et, il faut le reconnaitre, il a déjà tenu ses promesses et créé une première historique : en 2002, il est devenu le seul candidat perdant à la présidence d’un grand parti dans l’histoire électorale du Kenya à avoir tenu un discours reconnaissant sa défaite. Qu’il respecte sa parole reste à voir, mais, comme l’illustre la Somalie, le fait que le processus électoral soit chaotique et problématique ne doit pas l’empêcher.
La Somalie nous donne également un bon exemple des dangers de la mobilisation ethnique et de la mainmise des militaires sur les affaires civiles. Bien qu’elle soit l’un des deux rares pays africains de l’Afrique sub-saharienne à être très homogènes au niveau ethnique, la fragmentation selon le ralliement par clan est l’une des principales causes de la si longue persistance de la guerre civile. Le Kenya lui-même en a subi les répercussions sous forme de violence après les élections contestées d’il y a une décennie.
Un autre facteur de la désintégration de la Somalie a été la prise de pouvoir par les militaires qui a suivi l’assassinat du président Sharmake en 1969. La dictature de Siad Barre qui a suivi a placé le pays sur le voie de la destruction. Les Kenyans devraient donc se méfier des événements qui réduisent le contrôle civil sur les militaires ou leur donnent un appétit pour les responsabilités civiles. Ainsi, la décision du président Kenyatta de nommer le général en chef des Forces de défense Samson Mwathethe comme dirigeant d’un comité chargé de surveiller la mise en œuvre des projets gouvernementaux devrait susciter des préoccupations, comme devrait l’être l’incapacité apparente des autorités civiles à tenir les militaires responsables des débâcles de Westgate, El Adde et, plus récemment, de Kulbiyow.
Les Somaliens sont un peuple farouchement autonome, pas aussi réticents à exprimer leurs opinions que ce que l’on dit des Kenyans. « Chaque homme est son sultan », nous disait un visiteur du XIXème siècle qui les a décrit. Richard Dowden, directeur de la Royal African Society, a relaté en 2011 un incident au cours duquel un serveur avait réprimandé publiquement un ministre du gouvernement dans un restaurant à Hargeisa, capitale de la république du Somaliland, territoire autonome – et bien plus pacifique – du Nord. Une telle scène ne se verrait probablement pas ici (sauf peut-être sur nos plateformes en ligne connues pour être tonitruantes). Mais peut-être que nous pourrions apprendre de ce serveur la valeur de la confrontation, plutôt que celle de l’adaptation, face à nos politiciens qui mentent et qui volent.