Le président Kenyatta et son vice-président William Rutoen chemises et cravates assorties lors d’un événement passé au siège de la législature, Nairobi. PHOTO : UPSC

Dans le premier article que nous avons publié cette année, nous faisions des prévisions sur les développements politiques susceptibles de faire les gros titres du continent en 2020. Nulle part dans nos prévisions avons-nous parlé du virus COVID-19 qui, à l’époque, causait des ravages dans certaines régions de Chine, mais était inconnu de la plupart des pays du monde. Beaucoup de ces prévisions ont été fortement influencées par ce virus, et certaines pourraient finalement être retardées, voire supplantées par de nouvelles évolutions. Mais ce ne sera pas le cas des prévisions que nous avions faites concernant le Kenya.

Pour un pays qui passe en quelque sorte en mode campagne dès l’annonce des résultats d’une élection, ce serait sous-estimer les politiciens kenyans que de s’attendre à ce qu’une pandémie interrompe les événements politiques. Dans notre article de janvier, nous avions prédit que le fossé entre le président Uhuru Kenyatta et son vice-président William Rutopourrait encore se creuser. Ce qui est en train de se concrétiser, car le président a récemment lancé une offensive contre son bras droit.

La routine politique

Les titres des journaux se sont récemment concentrés sur les dissensions au sein du parti au pouvoir, alors même que lenombre d’infections à COVID-19 continuent à progresser, atteignant presque un nouveau record chaque jour. Le lundi 25 mai 2020, le Kenya signalait 72 nouveaux cas de ce nouveau coronavirus, mais les premières pages des journaux étaient, comme à l’habitude, réservées aux affaires politiques.

 

Purge sur les rebelles

Ces titres qui sont devenus courants alors même que le COVID-19 continue d’infecter de plus en plus de Kenyans sont le résultat d’une purge dirigée contre les membres du Parlement, considérés comme des alliés du vice-président (VP). Au cours de la semaine dernière, le président a joué des muscles lors d’une réunion du groupe parlementaire du parti au pouvoir, le Jubilé, qui a décidé de démettre de ses fonctionsle vice-président du Sénat, le chef de la majorité et le chef de la majorité au Sénat. Le parti devrait également destituer les membres alliés à M. Ruto de diverses commissions de la Chambre. Une autre réunion du groupe parlementaire du parti au pouvoir devrait se tenir la semaine prochaine afin de ratifier des décisions similaires pour l’Assemblée nationale.

Le président et son vice-président sont à la croisée des chemins depuis que le président a décidé de travailler en étroite collaboration avec son principal rival durant les élections présidentielles de 2017, Raila Odinga. Même si ces derniers ne se sont jamais attaqués ouvertement, les politiciens affiliés à chacun des deux camps se sont ouvertement déchirés, parfois en présence de leurs dirigeants.

Le secrétaire général du parti au pouvoir, Raphael Tuju, a déclaré que les mesures prises par le parti visaient à inculquer la discipline au parti au pouvoir.

Nous ne pouvons pas continuer à voir des membres du parti faire preuve d’indiscipline au point de s’opposer au président et au chef de notre parti.

– Raphael Tuju, secrétaire général du parti du Jubilé kenyan.

Réunions annulées

La réunion qui s’est tenue il y a deux semaines au siège de la législature, à Nairobi, à l’issue de laquelle la décision a été prise d’évincer certains membres du Sénat, a été snobée par le vice-président, en dépit de son rôle de vice-président du Jubilé. Les sénateurs qui lui sont alliés ne se sont pas présentés non plus. Depuis, le parti a menacé certains des membres qui ne se sont pas présentés à la réunion de mesures disciplinaires, notamment la révocation de la nomination de sénateurs nommés, et le retrait de sénateurs de diverses commissions sénatoriales, ce qui en pratique signifie que les législateurs concernés perdront une part importante de leurs revenus émanant de leur participation aux séances des commissions. Ces menaces ont amené de nombreux membres à changer de camp pour prêter d’allégeance au chef du parti.

Compères

Au cours du premier mandat de l’administration du président Uhuru, le président et son adjoint ont conjointement dirigé le pays. Le pays a ensuite été gouverné par une coalition baptisée« Coalition du Jubilé ». Le président était le chef du parti de l’Alliance nationale du Kenya (TNA) et son adjoint était le chef du Parti républicain unifié (URP). Ils ne se sont pas affrontés une seule fois, et les politiciens de leurs camps non plus. Souvent, les deux dirigeants se sont présentés à des manifestations publiques en portant des tenues assorties, et parfois même en se tenant la main en public, tels des amis de longue date.

En octobre 2014, le président a surpris le pays en remettant temporairement le pouvoir exécutif aux mains de son adjoint afin qu’il puisse assister aux audiences d’une affaire pénale le concernant à la Cour pénale internationale de La Haye. Le transfert de pouvoir s’est fait en grande pompe, M. Kenyattaarrivant au Parlement, accompagné d’une garde d’honneur et au son de l’hymne national, et a quitté son bureau d’HarambeeHouse sans l’habituel cérémonial de l’escorte présidentielle.

Le décret signé par M. Kenyatta remettant le pouvoir à M. Ruto était sans précédent dans le pays,et sa volonté de renoncer, pour un temps, aux cérémonies publiques du pouvoir, était totalementinhabituelle.

Il a affirmé abandonner temporairement le pouvoir en raison de sa détermination à mettre un terme à son procès à La Haye sans entraîner « la souveraineté du Kenya (ou) des 40 millions de Kenyans » avec lui dans les accusations de crimes contre l’humanité qui découlaient des violences post-électorales de 2007/2008.

– Daily Nation, 6 octobre 2014

À l’approche des élections présidentielles très disputées de 2017, les deux partis ont été dissous pour former le Parti duJubilé (Jubilee Party of Kenya) , dont Kenyatta était le président et Ruto le vice-président. Une fusion qui s’est par la suite révélée coûteuse pour le vice-président, car une nouvelle relation politique s’est établie entre le président et son ancien rival Raila Odinga, avec lequel il avait signé un nouvel accord secret visant à mettre fin aux hostilités qui menaçaient de faire basculer le pays dans une nouvelle spirale de violence.

Cette nouvelle union a créé une faille au sein de la coalition au pouvoir, la majorité des législateurs du Parti du Jubilé s’étant ralliés au camp du vice-président. Ils investissaient les chaire des églises, les funérailles et autres forums publics pour lancer des attaques contre l’union entre le Président et M. Odinga. Au début, les attaques visaient uniquement M. Odinga en tant qu’homme politique, affirmant qu’il n’était pas digne deconfiance. Ils affirmaient qu’il complotait pour démanteler le Parti du Jubilé comme il l’avait fait pour l’ancien parti au pouvoir lorsque son Parti du développement national (NDP) avait fusionné avec l’Union nationale africaine du Kenya (KANU) de l’ancien président Daniel Moi en 2002. Odingadéclencha ensuite une révolte au sein du parti, conduisant à un retrait des membres qui étaient jusqu’alors considérés comme des figures de proue de la KANU. La KANU perdit les élections cette année-là face à la coalition de l’opposition.

Le vice-président ne peut être démis de ses fonctions

Vous vous demandez peut-être pourquoi il ne peut pas simplement renvoyer son adjoint ?

Selon la constitution kenyane, un président ne peut pas renvoyer son vice-président. Ils se présentent et sont élus sur la même liste. Le seul motif de révocation d’un vice-président est sa mise en accusation, qui doit être fondée sur la preuve d’une faute grave ou d’une violation de la Constitution. Ces deux motifs sont très difficiles à prouver dans le cas du VPactuel. Même si cela était possible, c’est une voie que le président hésiterait à emprunter en raison des connotations politiques sous-jacentes.

En fait, le président n’a pas ouvertement indiqué qu’il avait un problème avec son adjoint. En revanche, le président a permis aux membres de son parti et parfois même à de hauts fonctionnaires, y compris des ministres, d’attaquer et parfois d’humilier le VP, sans conséquences.

Politique de succession

La course à la présidence de 2022 est au cœur des troubles du parti au pouvoir au Kenya. Après deux mandats, Kenyatta n’est plus éligible. Lors d’événements publics précédents, le président avait promis d’exercer le pouvoir pendant deux mandats de cinq ans et de soutenir M. Ruto pour deux autres mandats de cinq ans. L’accord secret entre le président et M. Odinga semble avoir modifié cette entente initiale.

Bien que l’on ne sache pas vraiment si le président a accepté de soutenir M. Odinga à sa succession, ni même si M. Odingalui-même sera candidat à la présidence, un certain nombre de réalignements politiques pourraient à juste titre déstabiliser le VP. Le KANU, dirigé par le sénateur Gideon Moi (fils de l’ancien président Daniel Moi), a conclu un accord post-électoral avec le Jubilé dans le cadre d’une décision qui semble avoir été prise sans l’implication du vice-président du parti. En fait, le siège de dirigeant de la majorité au Sénat qui avait été retiré à un sénateur allié au VP a été attribué à un sénateur de la KANU. M. Ruto et Moi sont tous deux originaires de la région de la vallée du Rift, et avant même les problèmes actuels, ils étaient impliqués dans leur proprebataille pour la suprématie régionale.

Suite à l’accord du 8 mars 2018 avec Kenyatta, M. Odingas’est rendu au domicile du président retraité, apparemment pour lui demander son soutien dans l’élaboration d’une coalition politique. Bien qu’il soit très peu probable que le Mouvement démocratique orange (ODM) de M. Odingaconclue un accord post-électoral avec le Parti du Jubilé pour des raisons qui lui sont propres, ses partenaires de la coalition avec laquelle il s’est présenté aux dernières élections font la queue pour conclure des accords de coalition post-électoraux avec le parti au pouvoir. Les membres de l’ODM ont également voté à de nombreuses reprises avec leurs homologues du Jubilé au Parlement et ont évité de critiquerpubliquement l’administration de M. Kenyatta.

Alors que les coalitions coupent effectivement les ailes à un vice-président jusqu’ici très puissant, un Parlement qui vote dans sa quasi-intégralité avec le parti au pouvoir devrait inquiéter le public. Seul l’avenir nous dira comment il pourra s’acquitter efficacement de son rôle de défenseur du peuple, tout en le protégeant des excès de l’exécutif.

NB: Cet article a été publié pour la première fois en Anglais le 27.05.2020, certains détails peuvent avoir changé.