Le mois dernier, j’ai croisé une vieille connaissance que j’appellerai Timothy (ce n’est pas son vrai nom) aux fins de cet article. Timothy a une petite trentaine d’années et cela fait plus de cinq ans que nous ne nous sommes ni croisés ni parlés. Nous étions donc tous les deux naturellement curieux de savoir ce que l’autre avait fait pendant cette longue période.

« Je pensais que tu étais en Afrique du Sud ! », me suis-je exclamé. Lors de notre dernière conversation il y a tant d’années, je me souviens qu’il avait parlé de s’installer là-bas pour poursuivre ses études et y travailler.

Effectivement, Timothy avait quitté le Zimbabwe pour l’Afrique du Sud. Mais les choses ne se sont pas passées comme il l’aurait souhaité. Ses ressources financières étaient limitées et il lui était impossible de couvrir le coût de la vie sans bourse ; et l’obtention d’un statut officiel au moyen d’un visa ou d’un permis était tout aussi difficile. A cela s’ajoutait la pression sociale et financière associée au fait de vivre avec l’un de ses grands frères qui devait prendre en charge sa jeune famille.

Au bout du compte, ce qui était censé être un plan de vie concret a échoué pour se transformer en de nombreux mois d’angoisse et d’incertitude.

Trouver une solution

Comme bon nombre d’autres jeunes Zimbabwéens, Timothy fut contraint « de trouver une solution », se démenant pour trouver des petits boulots à Johannesburg, pour finir par s’épuiser et décider finalement de rentrer au Zimbabwe.

Ce qui m’a frappé dans la suite de notre discussion, c’est que l’histoire de Timothy m’était familière ; non pas parce qu’il me l’avait déjà racontée, mais parce que c’est celle de tant de jeunes Zimbabwéens qui ont dû modifier leurs objectifs de vie, leurs rêves et leurs responsabilités en raison de la crise dans laquelle notre pays est plongé depuis tant d’années.

De retour chez lui, au Zimbabwe, il me dit qu’il avait maintenant deux emplois qui étaient épuisants sur le plan physique, mais qu’il n’avait d’autre choix que de les garder, car comme il le dit lui-même « il faut bien payer les factures ».  De plus, il avait constaté de ses propres yeux que parfois l’herbe n’est pas aussi verte qu’elle semble l’être de l’autre côté de la barrière.

Célibataire et sans enfant, vivant toujours chez ses parents, on aurait pu penser que les charges financières de Timothy se limitaient à quelques besoins et désirs. Mais c’est loin d’être le cas pour des Zimbabwéens contraints de passer trop rapidement de l’adolescence aux phases avancées de l’âge adulte, se prenant non seulement en charge eux-mêmes, mais aussi leurs fratries, leurs parents et tout membre de la famille étendue dont ils estiment pouvoir satisfaire les besoins.

Ce phénomène n’est en aucun cas nouveau. Un récit classique du Noir Zimbabwéen de la période coloniale, et du début de l’indépendance, inclut généralement un premier d’un type ou d’un autre : le premier enfant de la famille à obtenir un diplôme ou à aller à l’université ou à décrocher un emploi formel décent. Après avoir obtenu un tel statut, cette personne doit alors assumer une bonne partie de la responsabilité financière pour élever le reste de sa famille à une position similaire.

Un développement à rebours

La différence, cependant, entre cette époque et ce qui se passe de nos jours nécessite une analyse plus approfondie. Alors que par le passé, un développement progressif (si on travaillait dur et qu’on bénéficiait d’une forme de privilège, généralement éducatif) était quelque chose que l’on pouvait quasiment garantir, ce n’est plus le cas aujourd’hui dans un Zimbabwe en proie à l’incertitude.

Je vais ici utiliser un exemple personnel. Mon grand-père (le père de ma mère) est devenu enseignant dans les années 1940. En conséquence, ma mère et ses frères et sœurs ont bénéficié de conditions de vie meilleures que bon nombre de leurs pairs, non seulement en termes d’accès aux ressources, mais aussi en termes de carrière et d’aspirations et de choix de vie. Ma mère en est un bon exemple ; elle est devenue journaliste bien avant que cela ne soit perçu comme un objectif professionnel crédible pour les zimbabwéennes (oui, vous pourriez avancer que cette perception persiste encore aujourd’hui). Donc au moment de ma naissance, mes horizons s’étaient élargis de manière significative ; et en tant que bénéficiaire de ce privilège supplémentaire, ma qualité de vie était meilleure que celle de la génération qui m’avait précédé.

Mais si j’avais un enfant aujourd’hui au Zimbabwe, je ne pourrais honnêtement pas garantir à cet enfant la même qualité de vie que celle dont j’ai bénéficié. En fait, il semble même certain que cet enfant n’aurait pas une vie aussi agréable que celle que j’ai connu dans mon enfance ou mon adolescence. Ou si je voulais m’assurer qu’il ait une vie aussi agréable, je devrais inévitablement travailler deux fois plus dur que mes parents pour assurer ce mode de vie. En substance, pour garantir aux générations futures une vie aussi décente – ou meilleure que la vôtre (et même la décence de nos vies a connu un plafond quelque part à la fin des années 1990 et au début des années 2000), vous devez maintenant travailler deux ou trois fois plus que vos parents. Et il est ironique de constater que, associé à ce travail supplémentaire, il est plus probable que vous deviez aussi prendre en charge les parents qui vous ont élevé suite à la perte de sécurité financière que la vieille génération de notre nation a subie.

Et c’est là une régression, car cela réduit à néant tout le travail effectué par les générations précédentes. Alors que les jeunes Zimbabwéens devraient s’appuyer sur le travail des générations précédentes, ils doivent de fait tout recommencer à zéro. Et cette fois, sans aucune certitude ni garantie que les investissements qu’ils font dans leurs familles se traduiront réellement en indépendance financière.

L’histoire de Timothy est familière parce que c’est l’histoire du jeune couple au RU ou aux EU qui ne peut pas investir dans des plans de long terme parce que chaque membre du couple a des frères et sœurs qu’il soutient dans leurs études, et probablement dans leurs périodes de chômage également. C’est l’histoire de nombreux diplômés universitaires qui ont des trous dans leurs CV, là où des antécédents d’emplois dynamiques devraient se trouver. L’histoire de Timothy est l’histoire de tant de jeunes Zimbabwéens coincés dans des emplois, des environnements et des relations toxiques parce qu’ils ont dû assumer prématurément toutes les responsabilités ; et la seule façon qu’ils trouvent de joindre les deux bouts est de résister en souffrant.

Le résultat est que les jeunes Zimbabwéens, qui seront inévitablement les héritiers de cette nation à un moment donné, acquièrent une perspective de manque, de conflit, de peur et de responsabilité accablante. Comme me l’a récemment dit l’un de mes amis une importante proportion de Zimbabwéens a vécu une transition prématurée de l’adolescence à la responsabilité « adulte » à plein temps, sans même jamais avoir vécu le sentiment d’indépendance financière et sociale qui accompagne généralement l’entrée dans l’âge adulte. Contrairement à la génération précédente, ils n’ont jamais non plus vraiment su ce que c’était que d’épargner de l’argent et de planifier leurs vies avec la conviction que leur environnement économique ne les trahira pas.

Cela nous amène alors nous poser certaines questions importantes.

Quels types de leaders, d’innovateurs et de rêveurs cette génération représentera-elle pour l’avenir du Zimbabwe ? Quelles sont les conséquences d’un tel traumatisme durable sur le psychique ? Et comment cela peut-il se manifester chez les générations futures ?

Il est inévitable qu’étant donné la nature prolongée de la crise zimbabwéenne qui dure depuis presque 20 ans, les effets de celle-ci se feront ressentir pendant encore au moins 20 ans (quels que soient les changements socioéconomiques qui pourraient se produire), et même plus. Le traumatisme ne s’efface pas comme par magie suite à un changement de circonstances.

C’est pourquoi il est important que, de la même façon que nous déplorons l’état altéré, souvent délabré, de nos infrastructures physiques publiques – nos routes, nos hôpitaux et nos écoles –  nous analysions aussi l’état altéré de notre infrastructure mentale et de nos espoirs et rêves compromis ; que nous analysions l’état de notre traumatisme.

Car les nations ne se construisent pas, et ne se reconstruisent pas uniquement avec des contributions matérielles et des outils.