Le 11 janvier 2021, Filipe Jacinto Nyusi, président du Mozambique et de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC), a atterri dans le district de Chato, dans la région de Geita, pour une réunion très attendue avec son homologue (d’alors) et voisin du nord, John Pombe Magufuli. Une conférence de presse convoquée un jour plus tôt par Palamagamba Kabudi, alors ministre tanzanien des Affaires étrangères et de la Coopération est-africaine, avait révélé que la visite porterait sur les liens bilatéraux, et notamment l’exploration des possibilités de renforcer les échanges et les investissements mutuels. Étonnamment, aucune mention publique n’a été faite du problème de sécurité croissant dans le Cabo Delgado, une grande province du nord du Mozambique, frontalière de la Tanzanie. Néanmoins, le ministre Kabudi a fait une allusion importante au fait que la visite aurait dû se tenir en 2020, mais que les élections générales en Tanzanie – qui se sont tenues le 28 octobre – avaient été un obstacle majeur.

Des priorités mal alignées

Selon les informations du ministre Kabudi, le président Nyusi avait cherché à rendre visite à son homologue en septembre ou octobre 2020, une période où la situation sécuritaire dans son propre pays, notamment dans la province du Cabo Delgado, se détériorait. Les insurgés – connus localement sous le nom d’Al Shabab – avaient attaqué Macimboa da Praia, un chef-lieu de district en août 2020, et occupé des installations publiques importantes. L’occupation de Macimboa da Praia, une ville très proche de la réserve de gaz naturel du pays et d’installations en cours de construction, était significative, car elle démontrait « les compétences  croissantes des insurgés en matière de stratégie ». Les forces de défense du Mozambique perdaient du terrain, malgré le soutien disparate de mercenaires, et un soutien structuré, fiable et extérieur (approuvé par l’État) était nécessaire.

Ironiquement, les autorités tanzaniennes ont mis l’accent sur les relations commerciales, comme le soulignait le message du ministre Kabudi, à un moment où la coopération en matière de sécurité était l’une des principales priorités pour le président Nyusi. Il convient également de noter qu’une importante attaque transfrontalière menée par les insurgés, seul incident majeur à ce jour, contre un village situé du côté tanzanien en octobre 2020, n’a pas semblé favoriser la trajectoire adoptée par Nyusi. Selon un récent discours sur le budget, les deux dirigeants « ont convenu de renforcer les relations bilatérales, d’augmenter le volume des échanges et des investissements et de cimenter les relations de bon voisinage ». Nyusi est reparti avec ces promesses inadaptées et a fini par assister à une nouvelle progression de l’insurrection.

Palma, un district qui accueille le projet de gaz naturel liquéfié (GNL) du pays, a fait l’objet d’une importante attaque en mars 2021, accentuant le désespoir du dirigeant qui cherche de l’aide. Alarmée par la rapidité de la détérioration de la situation, la SADC a commencé à envisager le déploiement d’une force d’intervention en avril. Si le président Nyusi a assisté aux funérailles nationales de Magufuli à Dodoma et a prononcé un éloge funèbre émouvant, rien n’indique qu’il ait eu l’occasion d’aborder la question de l’assistance en matière de sécurité avec sa nouvelle homologue, la présidente Samia Suluhu Hassan. N’ayant fait aucun progrès tangible pour convaincre la Tanzanie,  en mai, le président Nyusi a demandé un soutien bilatéral au Rwanda, qui n’est pas membre de la SADC, et peu après, une délégation rwandaise s’est rendue en reconnaissance dans le Cabo Delgado. Fin juin, la SADC a approuvé une recommandation visant à envoyer une force d’intervention dès que possible et, début juillet, le Rwanda a commencé à déployer un contingent mixte de 1000 policiers et soldats.

La Tanzanie est le seul État membre de la SADC à avoir ouvertement exprimé son ambivalence à l’égard d’une intervention militaire. En mai, avant même que la SADC ne se soit prononcée sur la recommandation de déployer des troupes, le ministre tanzanien des Affaires étrangères – l’ambassadeur Liberata Mulamula – a révélé la position du pays, à savoir que les autorités n’étaient pas prêtes à envoyer des troupes, et a laissé entendre qu’un dialogue concerté entre les différentes parties prenantes et l’aide au développement étaient les solutions privilégiées. Par ailleurs, un communiqué de presse sur la réunion entérinant le déploiement de la SADC, à laquelle assistait le président Samia, mentionne l’appel du président Nyusi à un « effort collectif » de la part des membres de la SADC et ne fait aucune référence directe à la décision de déploiement. Il est évident que la Tanzanie n’est pas prête à envoyer ses propres troupes au Mozambique dans le cadre d’un accord bilatéral. Mais on ne sait pas si les autorités envisageront de fournir des troupes à la force d’intervention de la SADC.

Priorités de la politique étrangère et leçons passées

Plusieurs facteurs se recoupent et semblent expliquer la réticence de la Tanzanie à intervenir de manière bilatérale. Ces facteurs seront très probablement à l’origine d’une réflexion sur la possibilité de rejoindre la force d’intervention de la SADC.

Le premier est une limitation découlant de ses priorités politiques actuelles. Depuis le début des années 2000, la Tanzanie a décidé de se concentrer sur la diplomatie économique, avec l’intention d’exploiter ses sacrifices réalisés par le passé, en particulier en Afrique australe, et sa réputation notoire de stabilité dans le monde, pour stimuler la croissance économique. Le rôle de premier plan joué par le pays dans une opération soutenue par l’Union africaine visant à déposer un officier renégat de l’armée à Anjouan, dans les Comores, en 2008, témoigne de sa volonté d’établir un équilibre entre la poursuite des intérêts économiques et le respect des obligations internationales. Toutefois, l’accent mis sur la diplomatie économique a pris une ampleur considérable au cours du mandat du président Magufuli et a été maintenu par le président Samia, comme le confirme le récent discours de l’ambassadeur Mulamula au Parlement.

Si en principe, le pays reste déterminé à soutenir le maintien de la paix et la résolution des conflits dans le monde, il n’est plus disposé à le faire d’une manière qui porterait atteinte à sa position économique ou financière. Après tout, il existe un sentiment assez populaire selon lequel le pays aurait été plus avancé sur le plan économique s’il y avait eu un certain degré de retenue dans l’allocation du trésor et du sang de la nation à des causes idéalistes.

Un autre facteur est lié au coût d’une intervention dans un pays voisin tel que le Mozambique. Le soutien de la Tanzanie à la libération de l’Afrique australe, notamment au Mozambique, a été associé à des raids transfrontaliers menés par des forces financées par l’Afrique du Sud de l’apartheid et la Rhodésie du Sud (Zimbabwe) de l’époque. Le sentiment général et partagé de marginalisation dans les deux régions méridionales de Lindi et Mtwara, tel que documenté par des études récentes, a été attribué au poids de la guerre que la population locale a dû supporter et à l’échec des gouvernements successifs à mettre en œuvre des initiatives de développement ciblées et correctives.

Les deux régions méridionales de Lindi et Mtwara restent instables, comme en témoignent les violentes manifestations liées au gaz naturel en 2013. La présence de réserves de gaz naturel et un projet de construction d’une grande usine de gaz naturel liquéfié (GNL) à Lindi ont accru l’importance stratégique de ces régions. Un déploiement dans le Cabo Delgado impliquerait de s’accommoder de risques considérables, même si les forces de sécurité ont jusqu’à présent réussi à empêcher une nouvelle attaque majeure.

Un bon exemple récent du coût de l’intervention dans un pays voisin est incarné par la décision du Kenya de faire une incursion en Somalie en 2011. Les répercussions à court terme en termes d’attaques ciblées majeures telles que les tristement célèbres incidents du centre commercial de Westgate et de l’université de Garissa ont été douloureuses, et les avantages à long terme, bien que ténus, sous la forme de la prévention d’attaques domestiques fréquentes, ont coûté très cher. Néanmoins, Al Shabaab reste une force puissante, bien qu’en Somalie rurale, et le Kenya s’efforce de justifier son retrait, principalement en raison de la menace que le groupe constitue pour la sécurité du pays. Il est relativement facile d’intervenir militairement, mais se retirer n’est pas simple.

En 1978, la Tanzanie a pris la décision controversée d’intervenir en Ouganda à la suite de la tentative d’Idi Amin d’annexer le saillant de Kagera. La déposition du dictateur honni a provoqué une grande (mais brève) euphorie parmi les Ougandais, mais des incidents d’indiscipline parmi les forces tanzaniennes et l’impossibilité de se retirer plus tôt en raison de la nécessité de stabiliser le pays ont placé les autorités de Dar es Salaam devant un sérieux dilemme. Bien que l’intervention de la Tanzanie ait joué un rôle notable dans le façonnement de la trajectoire adoptée par l’Ouganda en matière de sécurité, plus de deux décennies seront nécessaires après le retrait pour que le pays ait la capacité d’affirmer son intégrité territoriale.

S’il y a une leçon à tirer du défi que représente la résolution des problèmes de sécurité découlant des groupes armés non étatiques, qu’ils soient islamistes ou non, c’est que le problème est généralement systémique et qu’il faudra probablement plus d’une génération pour en voir la résolution. Le défi essentiel pour les personnes extérieures intéressées consiste à s’engager dans ce long calendrier et à accepter les implications en termes de ressources.

La coordination et le partage des informations sont essentiels

Des données probantes indiquent qu’un nombre important d’insurgés du Cabo Delgado sont d’origine tanzanienne et pourraient avoir échappé à une répression contre les militants dans la région de Pwani (côtière) et dans d’autres régions du pays entre 2017 et 2019, c’est-à-dire pendant le court mandat du président Magufuli. Il en résulte que la Tanzanie est confrontée à un risque inhérent à la situation actuelle dans le Cabo Delgado et qu’elle doit maintenir une coordination étroite avec ceux qui sont en première ligne.

La Tanzanie a tiré de nombreux enseignements essentiels de son récent travail de contre-insurrection dans la région côtière et est donc en mesure d’exercer une certaine forme d’influence, dans un espace de plus en plus encombré, par le partage de ses connaissances. Il s’agit-là d’un point important, compte tenu des rapports faisant état d’un sentiment croissant au Mozambique, notamment parmi une partie des élites du FRELIMO (parti au pouvoir au Mozambique), selon lequel la détérioration de la situation sécuritaire dans leur pays est liée à l’incapacité initiale de la Tanzanie à supprimer le problème à l’intérieur de ses frontières, et à l’erreur commise en permettant à un grand nombre d’insurgés de fuir et d’entrer dans le pays voisin. En d’autres termes, on reproche à la Tanzanie de refuser de s’attaquer à un problème qu’elle a exacerbé.

Ces dernières années, la Tanzanie a soutenu des opérations de maintien et d’instauration de la paix au Darfour, au Liban et en République démocratique du Congo (RDC). Il s’agit d’un soutien utile pour répondre aux obligations panafricaines – et internationales – qui permet également aux forces de sécurité d’acquérir une expérience de guerre vitale, et pourrait inclure des tactiques pour faire face aux nouvelles menaces pour la sécurité. Certes, des pertes ont été enregistrées, notamment en termes de décès de soldats (par exemple au Darfour et en RDC), mais elles ont été limitées et n’ont pas eu d’impact politique significatif au point d’affecter les décisions relatives aux contributions de troupes.

Les problèmes de sécurité transnationaux, tels que l’extrémisme violent, nécessitent des efforts de collaboration supranationaux. Il est donc important pour le pays de veiller à ce que l’accent mis sur la diplomatie économique ne nuise pas à sa capacité à coordonner et à collaborer efficacement, notamment sur les questions susceptibles de servir ses propres intérêts en matière de sécurité. Il est dans l’intérêt de la Tanzanie de sécuriser ses frontières tant économiques que géopolitiques.

Professionnel du développement. Intéressé par la gouvernance des ressources, les affaires étrangères, la politique et les conflits dans la région des Grands Lacs.

Cet article a été initialement rédigé pour Udadisi.com.  Photo de couverture avec l’aimable autorisation du président Samia Suluhu.