Le grand dialogue national prévu pour la fin du mois de septembre au Cameroun a de fortes chances de se tenir sans la participation des adversaires les plus radicaux du régime de Yaoundé.
Dans une adresse à la nation diffusée le mardi 10 septembre 2019, le président de la république du Cameroun a annoncé la tenue d’un grand dialogue national à la fin du mois de septembre. L’événement aura pour but d’apporter des solutions à la crise anglophone qui, depuis trois ans qu’elle dure cause d’importants dégâts au secteur de l’éducation, à l’économie nationale et à la cohésion sociale. Si l’organisation d’un dialogue sur la crise anglophone peut être salutaire pour apaiser les tensions dans la zone, il y cependant lieu de questionner l’efficacité de ce forum au vu de certains éléments contenus dans le discours du président.
Appréciation du problème
Du discours prononcé par Paul Biya le 10 septembre 2019, il ressort un constat clair : le président a une mauvaise appréciation du problème qui a conduit à la crise qui sévit en zone anglophone depuis plus de deux ans.
Quand, en fin 2016, avocats et enseignants décident de battre le pavé, c’est pour protester contre une certaine marginalisation dont sont victimes les ressortissants des zones anglophones. En effet, il y a une disposition de la constitution du Cameroun qui est, jusqu’aujourd’hui encore, foulée au pied : l’anglais et le français, les deux langues officielles du Cameroun, ne sont pas d’égale valeur – comme l’exige laconstitution du Cameroun.
Dans les universités et les grandes écoles, qui sont pour la plupart situées en zone francophone, le français est privilégié.Les jeunes camerounais titulaires du GCE, ont de la peine à suivre des leurs études supérieures surtout que pour certains, il est nécessaire de s’installer à Yaoundé, Douala, Ngaoundéré ou Dschang pour continuer à l’université. Les grandes écoles aussi sont en majorité situées dans les régions francophones.La prépondérance du français sur l’anglais réduit drastiquement les chances des « anglos » d’intégrer ces écoles.
De même l’extrême centralisation est un problème : tous les ministères, au Cameroun, sont situés à Yaoundé, et il y a des opérations qui ne peuvent être effectuées dans les délégations régionales. Bien sûr, la langue de prédilection dans ces ministères c’est le français.
Tout ceci, on s’en doute, donne au citoyen anglophone le sentiment d’être moins important que son compatriote francophone. Et pour pousser le bouchon, les autorités administratives et judiciaires, dans les régions anglophones, sont parfois des francophones.
L’autre raison qui a poussé les enseignants à organiser la grève de fin novembre 2016, c’est ce qu’ils ont appelé la « francophonisation » de l’éducation anglophone. Ici, il s’agit des conséquences de la gestion chaotique du personnel enseignant par le ministère des enseignement secondaires. En effet, il arrive de plus en plus que des enseignants soient envoyés dans des établissements où leur spécialité est inexistante.
À cause du déficit d’enseignants, il est commun que les chefs d’établissements, au lieu de renvoyer ces enseignants au niveau de la délégation pour redéploiement, préfèrent leur attribuer des matières autres que celles pour lesquelles ils sont formés. Évidemment, ces enseignants ne sont pas compétents dans ces matières, donc ont un rendement médiocre. C’est ce phénomène, dans le sous-système anglophone, que les enseignants et les avocats ont voulu décrier.
Dans son discours, cependant, le président Paul Biya, a clairement nié cette marginalisation. Pour lui, le fait d’avoirdepuis 1992 des premiers ministres originaires des régions anglophones est la preuve qu’il n’y a aucune marginalisation des populations des régions du Nord-ouest et du Sud-ouest.Or, il ne s’agit pas de ça. Il s’agit, entre autres, d’égalité de chances dans l’accès à l’éducation et à l’emploi.
L’équilibre régional (dans la distribution des postes ministériels et autres postes de responsabilité) dont se félicitePaul Biya n’est en aucun cas une solution à la francophonisation de l’éducation anglophone ou bien aux difficultés que peuvent rencontrer les concitoyens anglophones quant à l’accès à certaines facilités.
Si le problème est mal perçu dès le départ, les chances pour que les solutions proposées soient inefficaces. Mais ce n’est pas tout. Dans le cadre de ce dialogue national, l’autre aspect qu’il faut questionner, c’est le choix des interlocuteurs.
Dialoguer, « avec qui ? »
Il est un fait à la fois paradoxal et révélateur que le discours du 10 septembre met en exergue : le casting des interlocuteurs a de fortes chances d’être mauvais. Autrement, comment comprendre que, trois ans après le début de la crise, Paul Biya soit encore à la recherche d’interlocuteurs avec qui dialoguer pour résoudre la crise anglophone.
C’est paradoxal, justement parce qu’on ne peut pas prétendre organiser un dialogue pour résoudre une situation de crise, tout en se demandant avec qui on va discuter. Qui prendra part à la concertation ? Dans son discours, pourtant, un certain nombre de groupes sociaux, religieux ou politiques sont cités. De façon non-exhaustive, il d’agit des parlementaires, hommes politiques, leaders d’opinion, intellectuels, opérateurs économiques, autorités traditionnelles, autorités religieuses,membres de la diaspora, représentants des Forces de Défense et de Sécurité, des groupes armés et des victimes.
Pourtant, juste avant de citer ces différents groupes, le président s’interroge sur l’identité des personnes avec qui il va dialoguer. Cela, associé au fait qu’il n’a pas envisagé la libération des personnes arrêtées et détenues ou condamnéesdans le cadre de la crise anglophone, et même dans le cadre de la crise post-électorale – vu que le dialogue annoncé ne se limitera pas à la crise anglophone –, laisse croire que certains protagonistes qui sont au cœur de l’action dans la crise anglophone ne seront pas invités.
Ce n’est un secret pour personne que, chaque fois qu’ils se sont exprimés sur la question, les leaders anglophones et les porte-paroles des différents groupes modérés ou extrémistesont toujours posé comme préalable à une quelconque négociation avec le régime de Yaoundé, deux conditions : la libération sans condition des personnes arrêtées et détenues dans le cadre de la crise anglophone et la démilitarisation de la zone anglophone.
Le président Paul Biya a beau citer les représentants desgroupes armés comme participants au dialogue, il n’a cependant mentionné aucune prochaine libération de prisonniers, et encore moins une éventuelle démilitarisation de la zone anglophone, ni même un simple cessez-le-feu. Autant dire qu’il y a peu de chance que les groupes armés s’asseyent à la table du dialogue de fin septembre.
L’autre groupe qui ne sera certainement pas représenté à la table du dialogue c’est certainement ceux qui se font appeler « la diaspora résistante ». Il s’agit principalement des membres de la Brigade Anti-Sardinards (BAS), présente aux USA et dans plusieurs pays d’Europe, et qui ont lancé après l’élection présidentielle du 7 octobre 2018 le boycott actif dePaul Biya et de tous ses soutiens (artistes, chefs traditionnels, personnalités publiques etc). On a encore en mémoire la manifestation qu’ils ont organisée à Genève lors du dernier séjour du président Biya à l’hôtel Intercontinental et qui a créé quelques remous dans la capitale suisse.
Comme les leaders anglophones, la BAS s’exclue de tout dialogue tant que les prisonniers politiques notamment Maurice Kamto, ses alliés et les membres de son parti arrêtés en janvier, février, mai et juin 2019. Comme les leaders anglophones (qui ont réagi dans un communiqué), la BAS promet d’intensifier la lutte, et promet à Paul Biya le boycott grandeur nature de sa participation au sommet de l’ONU.
Si les deux groupes les plus radicaux (les combattants anglophones et la diaspora résistante) sont exclus du grand dialogue national, que restera-t-il ? Si Paul Biya dialogue avec ses alliés ou des personnalités qui ne lui posent en réalité aucun problème, pourra-t-on encore parler de dialogue ?
Le fédéralisme, le grand absent
Le dernier aspect qui pourrait gêner la tenue du dialoguenational, c’est l’agenda. Le discours du 10 septembre a le mérite de définir les contours des thématiques qui seront abordées lors du dialogue. « Il s’articulera également autour de thèmes susceptibles d’apporter des réponses auxpréoccupations des populations du Nord-Ouest et du Sud-Ouest, ainsi qu’à celles des autres régions de notre pays : le bilinguisme, la diversité culturelle et la cohésion sociale, lareconstruction et le développement des zones touchées par le conflit, le retour des réfugiés et des personnes déplacées, le système éducatif et judiciaire, la décentralisation et ledéveloppement local, la démobilisation et la réinsertion des ex-combattants, le rôle de la diaspora dans le développement du pays, etc. »
Il n’est donc pas question de discuter de la forme de l’État. Or, c’est justement pour réclamer le fédéralisme que, en 2016, les avocats et les enseignants anglophones se mettent en grève.Que peut-on espérer qu’un dialogue dont le but est de résoudre un problème, mais lors duquel ce problème ne sera pas abordé ? Exclure le fédéralisme, ou du moins la forme de l’État des sujets à débattre revient également à écarter les activistes et combattants anglophones de la table du dialogue.
Vers un monologue ?
En fin de compte, il est légitime de penser que le grand dialogue national de fin septembre 2019 finira en monologue.Certains acteurs de la crise sociopolitique ne voudront peut-être pas y prendre part au vu non seulement des conditions dans lesquelles il est organisé (les préalables pour que ce dialogue soit réellement inclusif et sincère ne sont pas réunies), mais aussi et surtout parce que l’élément qui a conduit à cette crise, à savoir la question de la forme de l’État, ne sera pas à l’ordre du jour.