Le sexe est tabou.
Il ne faut pas en parler. Il ne faut pas le pratiquer. Si jamais on le pratique, il faut le cacher. Il ne faut pas le dire. Il faut mentir. Il faut garder une image « propre », on passe vite pour un ou une dévergondée, surtout lorsqu’on est une femme. Le sexe n’est pas bien. Il ne l’est qu’au sein d’un couple marié, en particulier pour procréer.
Le sexe est tabou dans nos sociétés, et la mystification des discussions qui y sont liées n’ont pas que de belles retombées. Les maladies se transmettent aisément, et les personnes malades sont stigmatisées, rejetées. Depuis quelque temps j’observe sur la toile des initiatives de sensibilisation, « d’aide aux rapports sexuels responsables ». L’idée d’en parler m’a traversé l’esprit, mais je l’ai abandonnée jusqu’à ce que la blogueuse et entrepreneur(e ?) camerounaise Anna Kedi me parle deMTV Shuga.
Ma première réaction a été le dédain. Encore une de ces séries abrutissantes diffusées à tout va, comme si les télé novelas ne suffisaient pas ! Elle m’a convaincue de regarder, ce que j’ai fait. J’ai été tellement impressionnée par ce que j’ai vu que je me suis informée sur les résultats des recherches et sondages effectués auprès de l’audience de la série. Ils renforcent l’argumentaire de Chérif Adoudou Artine dans son article publié sur Elle Citoyenne intitulé Comment développer Télé-Tchad et toutes les autres télévisions nationales africaines !*
Dans cet article, Chérif soutient que les chaînes de télévision nationales devraient être des vecteurs d’éducation, ce qui n’est malheureusement plus le cas depuis des décennies. Les programmes sont de plus en plus abrutissants et ces chaînes publiques perdent leur audience au profit de chaînes privées qui ne sont pas toujours meilleures en termes de qualité de programmation.
Diffusée pour la première fois en 2009 au Kenya, les deux premières saisons de MTV Shuga se déroulent à Nairobi. La série met en scène de jeunes acteurs kenyans prometteurs tels que Lupita Nyong’o ou Nick Mutuma. Il est question pour ces acteurs de jouer des scènes aussi proches que possible du quotidien des Kenyans âgés de 25 ans et plus, des scènes auxquelles ils s’identifieraient aisément afin de mieux faire passer le message qui est à l’origine même du projet : nul n’est à l’abri du VIH, et les relations sexuelles responsables et protégées sont la clé pour la préservation de sa santé et donc de sa vie ; il est toutefois possible de vivre avec le virus sans danger si on se fait suivre par des médecins et si on prend ses anti rétroviraux comme prescrit. Le VIH n’est pas une fatalité tant pour les personnes atteintes que pour leur entourage, et les porteurs du virus ne méritent pas cette stigmatisation.*
Le couple, la dépravation, l’infidélité, la « vie nocturne », l’importance des études, l’incompréhension des parents, la volonté de sortir de la pauvreté grâce au sexe tarifé ou encore la nécessité du soutien entre amis sont parmi les sujets abordés par ces deux premières saisons. Les deux saisons suivantes, qui ne sont en rien déconnectées des premières, se jouent au Nigéria. La première des deux est diffusée pour la première fois en 2013. Le refus des parents d’accepter la condition de leur enfant atteint du VIH, les hommes âgés qui se savent malades mais souhaitent jouir encore des plaisirs que leur offrent de jeunes étudiantes à qui la vue de liasses de billets fait oublier l’essentiel ou encore la violence au sein du couple sont les principales mises en scène pour faire passer le message qui reste de même.*
Si les quatre premières saisons s’adressent aux personnes de 25 ans et plus, la cinquième saison de MTV Shuga intitulée MTV Shuga Down South s’adresse à une tranche d’âge plus jeune : 14-25 ans. Cette tranche comprend celle à qui il faut tout cacher ou qui n’est pas encore assez mature pour comprendre selon les croyances communes. Entre 14 et 17 ans, on est bien trop jeune pour parler de sexe. Pourtant, comme MTV Shuga Down South ne craint pas de le montrer, cette tranche d’âge est l’une des plus actives et des plus vulnérables. A cet âge-là on souhaite tout découvrir et « faire comme les grands ».
Les épisodes de cette nouvelle saison en cours de production montrent clairement que les problèmes que rencontrent les personnes âgées entre 25 et 35 ans sont parfois les mêmes que ceux rencontrés par des jeunes de 16 ans : grossesses non désirées, sexe sans protection, incompréhension face à des désirs homosexuels, violence au sein du couple, sexe tarifé, contamination par le copain, infidélité et bien d’autres encore.
Bien que le caractère ludique et divertissant de la série peut laisser penser que le divertissement est l’un des buts premiers, MTV Shuga est une véritable campagne de sensibilisation au VIH/Sida. L’aspect divertissant n’est que la stratégie appliquée pour véhiculer le message. La série a été conçue par la fondation MTV Staying Alive avec, entre autres, le soutien de l’UNICEF, du Plan d’urgence américain pour la lutte contre le VIH/Sida, et de la Fondation Bill & Melinda Gates. Elle compte également parmi ses partenaires Positive Action, Children Investment’s Fund Foundation, Marie Stopes International, Department of Basic Education, Republic of South Africa, USAID et Linkages.
De nombreuses études ont été effectuées auprès de l’audience de MTV Shuga afin de mesurer l’impact de la série, sa pertinence, mais aussi afin d’ajuster le scénario selon les informations auxquelles les jeunes disaient vouloir accéder. L’une de ces études a été effectuée dans des écoles en Afrique du Sud : cinq dans la province de Western Cape, trois dans le Kwazulu Natal et trois à Gauteng. Des 3 618 participants, 40 % étaient des garçons et 53 % des filles. 7 % ont déclaré se considérer comme « autre », c’est à dire qu’ils n’étaient pas en accord avec leur sexe, une question que la campagne a permis d’aborder.
Selon cette étude, la relation amoureuse entre des personnages dont l’un des deux compagnons est porteur du VIH est à l’origine d’une des plus grandes réussites de la campagne : la réduction de la stigmatisation des personnes porteuses du virus. Avant la diffusion des épisodes de la série, 22 % des participants ont déclaré pouvoir avoir une relation amoureuse avec une personne porteuse du VIH. Après l’épisode 3 de la saison 3, 37 % des mêmes participants ont déclaré le pouvoir. A la fin de la saison 5, le taux a augmenté d’1 %. 38 % des participants ont déclaré pouvoir avoir une relation amoureuse avec une personne porteuse du VIH.
D’après la Banque mondiale, « Une étude réalisée au Nigéria par l’équipe de recherche de la Banque mondiale sur les évaluations d’impact (DIME) a pu constater l’influence de ce programme sur le comportement. Six mois après avoir découvert la série lors de projections dans des centres communautaires, les téléspectateurs avaient deux fois plus de chance d’aller faire un test de dépistage. Financée par la fondation Gates et le ministère britannique du Développement international, l’étude met également en évidence un recul de 58 % des chlamydioses (une infection sexuellement transmissible) chez les femmes et, globalement, une tendance à la réduction des partenaires sexuels (-14 %). […] Les feuilletons à vocation éducative auraient potentiellement une influence plus grande que les campagnes traditionnelles pour inciter au changement de comportement, avec une rentabilité supérieure. »
MTV Shuga est l’une des meilleures campagnes de sensibilisation réalisées auprès des jeunes. Selon The Health Compass, la série a une audience de plus de 720 millions de personnes et atteint environ 118 millions de personnes à travers les réseaux sociaux. Les enseignements tirés de cette campagne sont nombreux, et le principal enseignement est qu’une campagne ne doit pas nécessairement être scolaire, avec un apprenant et un (in)formateur. Il est possible de communiquer autrement.
L’éducation n’est pas réservée aux salles de classe. Le divertissement est un moyen d’éducation puissant car il captive l’attention et fait parler de lui. Il touche mieux les personnes visées et permet d’aller bien au-delà. Il faut aller chercher sa cible lorsqu’on veut faire passer un message ; la plupart des campagnes ont le même format : une caravane, des T-Shirts et des prospectus, mais surtout très peu d’intérêt suscité. MTV Shuga a prouvé que l’éducation peut s’arrimer à son temps : les stars locales portent le message, les réseaux sociaux le relaient, des sondages ludiques inclus dans les épisodes permettent d’évaluer l’impact et d’ajuster le tir au besoin. Les promoteurs de concerts et autres événements culturels utilisent cette méthode et elle semble leur réussir. Pourquoi les programmes destinés aux jeunes ne s’en inspireraient pas, mais avec tout un travail éducatif en amont ?
MTV Shuga prouve aussi que les stars locales peuvent ne pas seulement être des vecteurs de dépravation à travers des comportements questionnables. Il est possible d’en faire des stars véritablement inspirantes à l’échelle locale. Faire de Banky W, Tiwa Savage, Lupita Nyong’o ou encore Chris Attoh des porteurs du message à véhiculer rend les fans plus sensibles à la campagne. Il s’agit de miser sur les personnes auxquelles les jeunes s’identifient pour faire passer un message éducatif. Cette méthode a marché pour MTV Shuga.
Durant les 5 saisons que dure la série, on assiste à l’essor des moyens ludo-éductaifs et à « la naissance d’une collaboration prometteuse entre la culture populaire et la recherche sur le développement » comme l’a déclaré Korina Lopez.