par Kadar Abdi Ibrahim
Depuis quelques semaines, toute la ville de Djibouti est en ébullition. Partout, l’acmé et le sel des débats se portent sur la flambée exponentielle du prix des produits de premières nécessités : le lait, les spaghettis…
Les discussions dans les cafés de la capitale, dans les bureaux, dans les mabraz sont unilatérales. Les langues se diluent peu à peu. L’heure est à l’interrogation d’autant qu’à cette augmentation significative s’accompagne d’une baisse substantielle des produits de luxe tels que les grosses voitures V8. On est dans quelque chose d’inédit. Un paradoxe Kafkaïen. Hausser le prix de tout ce qui fait vivre et nourrir la majorité et, à l’opposé, diminuer le coût de tout ce qui attise les émotions, les passions d’une minorité au pouvoir et qui jettent à la face du peuple les signes de l’ostentation, de l’opulence et de la fortune. L’incompréhension fait place à une forme de sidération indescriptible.
Oser passer cette mesure constitue une gaffe monumentale. Non, ce n’est pas une maladresse parce qu’elle est excessive et parait sortir tout droit d’une fabrique de pervers : les perdants sont bien trop nombreux, les gagnants bien peu.
Sont-ils devenus fous ? Ne connaissent-ils pas la réalité nationale ? Ne voient-ils pas que la société est en train d’imploser ? Ces questions peuvent paraître d’une naïveté sidérale mais cette disposition montre parfaitement les méandres très souvent tortueux de l’esprit des dirigeants de ce pays et, a fortiori, d’une volonté de non congruence de la réalité djiboutienne.
Comment se satisfaire alors de cet arasement qui pousse à une bipolarisation authentique ? L’historien français Jules Michelet parla de « l’excommunication du silence » lorsque Louis XVI et sa famille furent accueillis à Paris, en juin 1791, par une foule médusée et muette. Avec cette nouvelle mesure, l’on parlera à contrario de l’excommunication de la colère.
En effet, avec cette flambée, se manifeste, aujourd’hui, une nouvelle rupture, une de plus, entre ce régime et la population déjà exsangue par le coût de l’électricité, la pénurie du lait avec l’interdiction d’en importer. Le peuple a fait sécession. Cela se voit. Les signes extérieurs sont manifestes avec notamment le rejet de la caste politique, devenu le réflexe de base, en raison de leur incapacité à changer l’ordre des choses. Pour preuve, il n’y a qu’à jeter un coup d’œil aux tournées de la précampagne du RPP pour la présidentielle de 2021.
Cette mesure s’interprète également comme la préservation des intérêts des très riches et confirme par la même occasion que l’unique préoccupation du gouvernement est davantage d’ordre dogmatique que civique car il s’agit ici, clairement, de la théorie « des pratiques ou tentations de l’entre soi communautaires » vulgarisée par les politologues et spécialistes de la sociologie électorale Pascal Perrineau et Luc Rouban dans leur dernier ouvrage intitulé « la démocratie de l’entre soi ». En d’autres termes, l’entre soi d’un petit groupe, qui coule dans le même moule, côtoie les mêmes cercles, habite dans les mêmes quartiers, partage les mêmes loisirs, est devenu la règle dominante à Djibouti.
Pour bien illustrer notre contexte et comprendre les tenants et aboutissants de cette disposition, ne suffit-il pas de remplacer «Wall Street » par « Haramouss[1] » dans l’exceptionnel discours de l’américaine Mary Elisabeth Lease lors de la Convention de 1890 du Parti Populiste (People’s Party), je cite : « Wall Street possède le pays. Nous n’avons plus un gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, mais un gouvernement de Wall Street, par Wall Street et pour Wall Street. Nos lois sont le produit d’un système qui pare les fripons d’une robe de juriste et qui habille l’honnêteté de guenilles. Le peuple est aux abois : que les limiers de l’argent qui nous harcèlent prennent garde. ». Et 130 ans plus tard, il en est ainsi, actuellement, à un mot près pour la république de Djibouti.
D’autre part, l’on peut interpréter cette disposition comme une provocation contre ce peuple méprisé, mais aussi comme un défi lancé vis-à-vis de la plèbe. Désormais, le train de vie du pouvoir et sa manière de gouverner dépassent l’entendement. Un sentiment d’impunité s’est installé au sein des apparatchiks. Tout leur est permis. Les scandales s’enchaînent. Les abus aussi. Le Djiboutien est de nature docile et peu enclin à la rébellion. Pour l’instant, il se tait. Observe. Encaisse mais cartographie tout en faisant un compte détaillé de l’addition. Combien de temps supporterons-nous sans réagir à cette déchéance ?
Le pouvoir provoque les révolutions. Inconsciemment, bien évidemment. Oui mais cet événement survient lorsque le pouvoir abuse de la patience du peuple. La plus grande énigme de l’Histoire est justement de savoir où se trouve la limite de cette patience.
Cette limite aurait-elle été franchie ? Peut-être pas encore mais elle a été atteinte parce que l’inconscience politique est plus que jamais visible.
[1] Haramous est un quartier chic de la capitale de djibouti où habite le président de la république, toute sa famille et pratiquement tous les membres du gouvernement ainsi que tous ceux qui gravitent autour du pouvoir.