Cette semaine, si j’avais été propriétaire de Facebook, Google ou WhatsApp et que je vivais loin, très loin de l’Afrique du Sud, de l’Afrique australe et de l’Afrique même, j’aurai analysé les données de ceux qui utilisent mes applications dans ces régions du monde.

Non pas une analyse mathématique à proprement parler, j’aurai attendu que les algorithmes me fournissent des indicateurs clés expliquant comment des images et des vidéos de violence entre Noirs dans la province comparativement riche du Gauteng d’Afrique du Sud sont devenues virales sur mes plateformes. J’aurai appris que certaines vidéos avaient été réalisées en temps réel, en recoupant les informations sur ma plateforme à la recherche de séquences en direct sur Facebook des mêmes vidéos ou en dernier recours en consultant la couverture média des satellites mondiaux sachant qu’ils les publieraient également sur mes plateformes pour un impact et un profit maximum.

La question principale est toutefois de savoir si j’aurai pu le prévoir avant que cela ne se produise ? Ou au moins, si j’aurai pu créer des calculs mathématiques ou des algorithmes très compliqués sur les données pour prévoir la violence potentielle sur la base de ce qui avait été publié sur les plateformes dont je suis propriétaire ? Éventuellement, peut-être ou même probablement.

Et c’est là que mon histoire anecdotique initiale s’achève.

La majeure partie de ce que je vais écrire dorénavant, dans ce blog, est bien informé par ma lecture d’un livre de référence de Shoshana Zuboff intitulé ‘The Age of surveillance Capitalism, The Fight for a Human Future at the New Frontier of Power’,  (Voir la critique ici).

Je suis convaincu que nous sommes, en particulier en Afrique australe, dans les affres de la modification et non de la « convenance » de notre comportement quotidien. Essentiellement par le biais des médias sociaux et tels qu’informés par les données que les propriétaires de ces médias recueillent sur nous. Non pas que cette collecte de données n’ait pas commencé avec le savon, le miroir, jusqu’au papier, à la téléphonie fixe, à l’internet, à la téléphonie mobile, aux médias sociaux ou tel que c’est maintenant le cas les big data.

Et cela n’est pas en soi une mauvaise chose, même nos progrès technologiques semblent s’être produits par défaut colonial.

En fait, dans notre situation technologiquecontemporaine, c’est probablement une bonne chosepour bon nombre d’entre nous qui dépendons maintenant de nos smartphones pour obtenir des informations, qui la plupart du temps doivent être audio-visuelles pour attirer notre attention dont la durée est de plus en plus limitée.

L’anticipation ne se situe pas dans les faits que nous voulons savoir mais dans ce que nous préférons voir, entendre ou dire. Ainsi, quand une vidéo apparaît dans nos groupes WhatsApp et est partagée d’innombrables fois comme étant un évènement vrai, ce n’est pas à nous de mettre en doute sa véracité. C’est une question qui importe peu. Nous, nous observons son horreur, hochons la tête de désapprobation et le plus étrange, la transférons sur un autre groupe WhatsApp ou la re-partageons.

Dans la plupart des cas, les images les plus violentes sont autorisées sur plusieurs plateformes de médias sociaux que nous choisissons d’utiliser ou qui sont dans nos moyens.

Et l’explosion de violence en Afrique du Sud témoigne de ce phénomène. Que les images aient été vraies ou fausses, elles ont certainement provoqué une chose. Elles ont suscité des émotions. Pas seulement en Afrique du Sud mais également dans les pays d’origine des individus les plus affectés par cette violence. En moins de 48 heures d’images appelant les Sud-africains à stopper les « étrangers », la situation est rapidement passée du virtuelle au réel. La semaine qui a commencé le 1er septembre 2019 a marqué le début d’actes aléatoires mais organisés de violence contre d« autres » nationalités africaines dans la province du Gauteng de l’Afrique du Sud. Actes qui auraient été commis par des Sud-africains.

Quelques jours après, les médias sociaux ont été inondés d’images et de vidéos contre-narratives (réelles ou inventées) de revanche dans les villes de Lusaka (Zambie), de Lagos (Nigeria) et de menaces de revanche ailleurs.

Le Forum économique néolibéral mondial pour l’Afrique (WEFA) prévu au Cap, en Afrique du Sud, a bien eu lieu, malgré la défection rapportée de quelques présidents africains qui avaient pourtant prévus de s’y rendre. Et cela a une grande importance. Cela indiquait que malgré l’envie de s’acoquiner avec le capital mondial que le WEFA représentait, les propriétaires des plateformes de médias sociaux savaient déjà, grâce aux données, que le visage sombre de l’Afrique du Sud allait s’exprimer. Au moins dans la province du Gauteng de ce pays. Grâce aux données comportementales en ligne.

L’escalade et l’immédiateté de la violence qui s’en est suivie étaient essentiellement motivées par ces mêmes données. Que le gouvernement d’Afrique du Sud ait su à l’avance ou non sera probablement le sujet de livres d’histoire. La réalité est qu’il est très probable que les propriétaires des médias sociaux et même des plateformes de messagerie textuelle aient eu une idée générale, sur la base des algorithmes qu’ils possèdent et qu’ils ont aussi probablement récemment développés, de l’évolution probable de l’action en temps réel, c.à.d. la violence.

Le point toujours intéressant est la prévisibilité presque garantie du comportement humain, même à la suite des violences xénophobes. Même ceux d’entre nous qui n’ont jamais mis un pied en Afrique du Sud, et qui ont encore moins la capacité légale ou financière de s’y rendre, étaient fous de colère. Les manifestations qui ont été organisées et les tentatives de pillage de sociétés affiliées à (mais pas forcément détenues par) des Sud-africains en Zambie ou au Nigeria constituaientun acte de colère et une tentative présomptueuse de catharsis de l’envie économique. Toutes motivées par ce que nous avons vu sur nos téléphones portables et les applications des médias sociaux omniprésentes.

Ce qui, dans les faits, a été dissimulé entre les Tweets,les publications Facebook et les messages WhatsApp était la tragique réalité pour les Africains. Celle-ci étant, que même si nous invoquons la lutte de libération pour revendiquer un panafricanisme d’après-guerre froide de toute évidence moribond, pourquoi tous les Africains ont-ils des revendications vis-à-vis d’un pays qui est l’Afrique du Sud ? Nous savons que ce leurre d’une métropole post-coloniale ne disparaîtra pas. En particulier pour de nombreux jeunes Africains. Cela signifie que nous considèrerons les violences récentes perpétrées par des Africains noirs contre d’autres Africains noirs comme inacceptables mais en définitive comme une phase passagère. Pour l’instant.

Ceux qui détiennent les plateformes des médias sociaux le savent. Ils étudient nos données et proposent des prédictions de notre comportement potentiel, contre rémunération, à nos gouvernements et à ceux qui détiennent le capital réel ou souhaiteraient contrôler les marchés futurs.

Je terminerai par une autre anecdote. Si je détenais mon droit d’utilisation d’une plateforme de média social, je conserverais mon droit de déterminer ce qu’elle a décidé de me montrer mais plus important encore ce que j’ai choisi de croire comme étant la vérité dans ce qu’elle me montre. Non pas pour faire partie du fameux troupeau. Mais dans le cadre d’une citoyenneté consciente de manière critique, qui sait qui essaie de nous mentir pour en tirer profit. Quelque part en Afrique.