Au début de l’année 1965, après seulement un an d’indépendance, le premier président kenyan, Jomo Kenyatta, affirma soupçonner Jaramogi Oginga Odinga, son Vice-président, de tramer un coup d’État contre le gouvernement. De profondes divisions au sein du parti au pouvoir, le Kenya National African Union – entre ceux qui souhaitaient un changement radical et populiste du système colonial hérité et ceux dont les intentions étaient de le consolider pour amener un changement plus progressif – avaient été exacerbées par le meurtre de Pio Gama Pinto, député radial, à la fin du mois de février.

Déterminé à éliminer la menace, Kenyatta envoya l’Unité de Service Général paramilitaire des Forces de police kenyanes à Luo Nyanza afin d’y rechercher des armes et d’intimider la base d’Odinga à Luo. Comme a pu le relater Charles Hornsby dans son opus Kenya : A History Since Independence, « leurs activités ont été censurées par la presse, des fouilles de maisons, des passages à tabac et des viols ont été commis, tout cela n’ayant été rendu public qu’à la fin du mois, quand les députés de Luo, en colère, soulevèrent la question devant le Parlement ».

En un an, Odinga avait été évincé du parti et avait créé son propre parti politique d’opposition, le Kenya People’s Union. Comme l’affirme Hornsby, Odinga prenait le pari « que Kenyatta et le KANU respecteraient les règles du jeu, et que l’Occident s’en assurerait ». Mais les chefs du KANU gardèrent le silence au cours des trois années suivantes, qui virent « des abus plus graves que ceux que l’on n’ait jamais exercés à l’encontre d’un parti politique dans toute l’histoire du Kenya ». Ces abus étaient notamment les changements apportés au système électoral à la veille des élections générales et la fraude électorale, la qualification d’Odinga de menace à la « stabilité nationale », la manipulation de la constitution élaborée sept ans plus tôt suite à l’indépendance pour que le président ait tous les pouvoirs et éliminer tous les contrôles dont il pourrait faire l’objet, la réintroduction d’un système de détention de type colonial sans procès, et l’intimidation du pouvoir judiciaire et de la presse. Cette période prit fin avec l’assassinat de Tom Mboya, le serment de Kikuyu, le massacre des partisans d’Odinga à Kisumu, le bannissement du KPU et l’emprisonnement d’Odinga et de ses alliés.

Un demi-siècle plus tard, le fils de Jomo, Uhuru Kenyatta, est président, et le fils de Karamogi, Raila Odinga, est accusé de tentative de coup d’État. Une fois de plus, ce dernier a été diabolisé par le parti au pouvoir et des dizaines de personnes ont été assassinées, passées à tabac et violées par le GSU à Luo Nyanza. Le silence est imposé aux médias, les tribunaux ignorés et l’État accusé de fraude électorale massive, notamment d’avoir manigancé des changements de dernière minute dans les lois électorales, et l’arrestation des alliés d’Odinga est en cours. Une nouvelle constitution promulguée il y a seulement sept ans imposant des limites strictes au pouvoir du président est totalement ignorée, et les institutions qui sont supposées contrôler ces limites, y compris le Parlement, sont totalement serviles. Pendant ce temps, les pouvoirs occidentaux gardent le silence. Tout comme dans les années 60, ils ont choisi de prendre le parti des Kenyatta, qu’ils considèrent comme la meilleure option pour préserver le système colonial leur assurant de protéger leurs intérêts plutôt que celui du peuple kenyan.

Comment cela va-t-il finir ? Est-il probable que Kenyatta fasse arrêter Odinga pour trahison ? Après tout, ses alliés ont été condamnés pour complicité de trahison et les tribunaux pourraient avoir du mal à les condamner si la personne véritablement accusée de trahison est autorisée à rester en liberté. Mais l’intention n’est peut-être pas de chercher à condamner, mais plutôt de transmettre un message. L’histoire montre cependant que des mesures pourraient être prises, bien que celles-ci puissent ne pas être aussi drastiques ou sévères qu’une condamnation pour trahison. Odinga Senior avait été condamné à deux ans de prison par Kenyatta Senior, puis placé en résidence surveillée par le successeur de Kenyatta, Daniel arap Moi. Ce qui a déjà été avancé comme une possibilité par les partisans du Jubilee.

Une arrestation d’Odinga provoquerait assurément d’importants troubles à Nyanza mais, tout comme dans les années 60, le gouvernement de Kenyatta a montré qu’il n’avait pas peur d’assassiner un grand nombre de personnes pour rester au pouvoir. En outre, la probabilité que la communauté internationale interfère pour l’en empêcher est infime. Le Kenya n’est plus le champ de bataille idéologique de la Guerre froide d’antan, il est aujourd’hui en première ligne d’autres guerres contre les terroristes et la domination chinoise. Des préoccupations qui l’emportent sur les vies des Kenyans.

Le Kenya a tout simplement régressé de 50 ans au cours des sept derniers mois et la promesse d’un renouveau démocratique annoncé par la constitution s’estompe rapidement. Si celle-ci vient à disparaître, l’histoire nous montre que les Kenyans pourraient se retrouver à l’aube de décennies d’un régime brutal et kleptocrate. Pour le pays, ce sera cher payé pour ne pas avoir su tirer les leçons de son passé.