Qu’est-ce qui nourrit et propulse le sectarisme ? Plus important encore, comment le sectarisme devient-il une menace mortelle pour la démocratie ? Pour nous aider à clarifier cette question, il nous faut démêler la rhétorique et les actions des nouveaux mouvements anti-migrants en Afrique du Sud.

L’Afrique du Sud est en crise. Comprendre l’affaiblissement rapide de la nation comme une crise ne vise pas à être hyperbolique dans le simple but de récolter des clics, c’est une sombre réalité aux allures de cauchemar.

Pour la majorité des citoyens, la vie est synonyme de misère et de désespoir. Aujourd’hui, 7,9 millions de personnes sont au chômage et la moitié de la population vit dans la pauvreté alors que le coût de la vie augmente de façon exponentielle.

Le quotidien se transforme en une lutte acharnée pour la survie et, de plus en plus, les personnes négligées par l’État et aliénées par l’économie de marché se tournent vers le crime pour assurer leur survie. La terreur des crimes violents est clairement devenue une caractéristique de l’expérience sud-africaine.

L’administration du Congrès national africain au pouvoir n’offre pas de répit à la souffrance sociale. Autrefois adulé par des millions de personnes pour avoir mené la lutte contre l’apartheid, l’ANC est aujourd’hui tristement célèbre pour avoir orchestré une campagne de corruption systémique, affaiblissant gravement la capacité de l’État et gouvernant non pas au service des citoyens, mais des élites – qu’il s’agisse des sociétés transnationales ou de ses propres politiciens de carrière.

En ces temps destabilisants, certains citoyens frustrés se sont organisés, en ligne et dans les rues, et rendent les immigrants responsables de la déchéance du pays. Selon des groupes tels qu’Operation Dudula et des mouvements en ligne tels que #PutSouthAfricansFirst, les migrants africains et asiatiques (sans papiers ou en situation légale) sont à la fois la cause et les chefs d’orchestre de notre crise.

Là où il y a de la souffrance, là où il y a un dysfonctionnement de l’État ou un délabrement de nos communautés, ce sont les immigrés non-blancs qui, dans l’imaginaire public, sont désignés comme responsables.

L’hostilité à l’égard des migrants n’est pas une anomalie de la politique sud-africaine. Celle-ci survient de manière quasi cyclique en période de stagnation économique ou à l’approche des élections locales.

Elle est généralement contenue dans les townships et les centres-villes de Durban ou de Johannesburg, et fait l’objet d’une condamnation générale de la part des représentants de l’État et du grand public.

Les précédentes explosions de xénophobie ont pris la forme de tempêtes brèves mais destructrices, détruisant les moyens de subsistance et volant des vies. Mais il était rare que ces éruptions soient organisées en mouvements ou en partis politiques dotés d’une rhétorique directrice, d’un leadership visible et d’objectifs concrets.

Au cours des cinq dernières années, l’hostilité à l’égard des migrants a trouvé un terreau fertile dans des mouvements bien financés et politiquement actifs. Cette nouvelle vague de xénophobie bénéficie d’un soutien non seulement dans les townships et les villes, mais aussi dans les banlieues, domaine d’une classe moyenne noire précaire mais en pleine expansion.

Pour des raisons d’opportunisme politique, la xénophobie est maintenant entretenue et alimentée par certains responsables du parti au pouvoir et des membres éminents des partis d’opposition tels qu’ActionSA et l’Alliance démocratique.  Porté à un niveau de légitimité supérieur par les politiciens, le sentiment xénophobe a pénétré le discours dominant.

L’utilité du populisme

« Tout ce qui est confronté ne peut pas nécessairement être changé. Mais rien ne peut changer tant que l’on ne le confronte pas », a écrit l’auteur américain James Baldwin.

Dans le contexte des mouvements anti-migrants émergents, la sagesse de Baldwin nous oblige à ne pas nous contenter de condamner le sectarisme de manière moralisatrice, mais à remonter à sa source, à comprendre sa nature et à commencer à élaborer des stratégies pour l’affronter et le vaincre.

Si l’on observe les actions et la rhétorique des principaux groupements anti-migrants, il est possible de les classer dans la catégorie des mouvements populistes. L’Afrique du Sud n’a pas échappé à l’éclosion mondiale du populisme. En Inde, le BJP fusionne le nationalisme hindou avec des stratégies populistes pour justifier la discrimination brutale faite à l’encontre des citoyens musulmans.

L’Europe et l’Amérique du Nord doivent encore gérer la montée du populisme de droite, porté par des politiciens conservateurs tels que Donald Trump et Marine Le Pen.

Par populisme, nous ne faisons pas référence à une idéologie spécifique ou à une politique réactionnaire populaire dans certaines tranches de la population. Les universitaires Benjamin Moffit et Simon Tormey définissent le populisme comme un style politique. Plus précisément, ils définissent le populisme comme « un répertoire de performances utilisées pour nouer des relations politiques ».

En disséquant les caractéristiques fondamentales du populisme, nous pouvons commencer à voir les types de relations politiques que les groupements xénophobes cherchent à créer et pourquoi ces relations sapent les valeurs émancipatrices de la démocratie.

Nous ne devons pas oublier que ces caractéristiques ne peuvent être dissociées et comprises isolément. Elles œuvrent conjointement pour donner naissance au populisme en tant que style politique.

Un appel au « peuple »

Premièrement, le populisme prospère en créant un antagonisme tendu entre le peuple et un « Autre » méprisable. Ici, le « peuple », ce sont les citoyens affables, travailleurs, délaissés et abandonnés par un ordre politique dysfonctionnel.

L’Autre méprisé peut être accusé d’une myriade de crimes : corruption, exploitation et tromperie, ou responsabilité dans la dégénérescence générale de la société.

Selon le contexte dans lequel naît le populisme, l’Autre peut être une minorité ethnique ou raciale, une institution telle que les médias dominants, des élites richement dotées ou une classe de dirigeants politiques qui a trahi ceux qu’elle avait promis de servir.

Les migrants africains et asiatiques sont devenus l’Autre objet de ressentiment au sein des formations anti-migrants. Des mouvements tels que #PutSouthAfricansFirst accusent et condamnent sévèrement les migrants de voler les opportunités d’affaires et d’emploi des Sud-Africains. Les sans-papiers font l’objet d’une rage virulente au sein de mouvements tels que #PutSouthAfricansFirst.

Suivant le scénario tragique de l’histoire, ces mouvements contaminent le discours en adoptant une mythologie qui rend les sans-papiers responsables du trafic de drogue, ainsi que de l’abus, du vol et de la dégradation des infrastructures publiques.

Le mythe le plus répandu et le plus dangereux est peut-être celui selon lequel les migrants, en particulier les sans-papiers, exercent une pression intense et insoutenable sur la capacité de l’État à fournir les services de base.

L’économie sud-africaine n’ayant pas réussi à intégrer des millions de personnes dans une activité économique productive, une large part de la population dépend de l’État pour la fourniture de soins de santé, d’une éducation de base abordable et de formes de protection sociale telles que les retraites pour les personnes âgées et les aides sociales pour les mères ou les personnes en situation de handicap.

Alors que les écoles des townships et des zones rurales sont surpeuplées, que les hôpitaux manquent de personnel ou de ressources et que les fonctionnaires sont de moins en moins compétents, certains citoyens mécontents estiment que l’État est accablé par la présence de migrants en trop grand nombre, aux dépens des Sud-Africains.

Les groupes anti-migrants créent un antagonisme artificiel entre les Sud-Africains et les migrants, créant la perception erronée que des relations pacifiques et mutuellement bénéfiques sont impossibles.

En prétendant que les migrants sapent ou sabotent les intérêts du « peuple », et en affirmant aux citoyens en colère que les migrants sont différents de nous du simple fait de leur lieu de naissance, les groupes xénophobes sapent l’humanité des immigrants dans l’imaginaire populaire.

Il n’y a pas si longtemps, les suprémacistes blancs définissaient l’étendue de l’humanité d’une personne en fonction de frontières raciales fabriquées. De plus en plus, à l’heure actuelle, les opportunistes politiques propagent une mythologie qui définit l’humanité en fonction de la nationalité.

Pour quiconque s’est vu passer des heures dans les files d’attente d’un centre de santé publique, a vu ses enfants sombrer dans la drogue ou a été confronté à des policiers paresseux, le mécontentement des Sud-Africains pauvres, de la classe ouvrière et des chômeurs est compréhensible. Mais ce qui est en cause, c’est la cible de ce mécontentement, les migrants.

Ce sont les dirigeants politiques et une économie qui n’est pas pensée pour la prospérité collective des citoyens qui ont abandonné le peuple, pas les migrants. La corruption, très présente et largement répandue au sein des instances de l’État, a affaibli la capacité de l’État à remplir ses obligations fondamentales.

Des fonds qui devraient être utilisés de manière pragmatique pour rénover les infrastructures publiques, former les enseignants ou construire des centres de santé dans les zones rurales, ont été gaspillés pour gonfler les portefeuilles des politiciens pendant dix ans.

Alors qu’un réseau de corruption et de clientélisme s’est enraciné au sein de l’État et du gouvernement, les aptitudes, les compétences et l’engagement au service des citoyens ont été relégués au second plan. Le résultat est un État incapable de lutter efficacement contre la criminalité ou de fournir de l’eau à ceux qui se trouvent à l’extérieur des banlieues et des propriétés fermées.

L’absence de redistribution des richesses, la financiarisation et la désindustrialisation rapides de l’économie n’ont pas seulement aggravé le chômage, mais aussi la pauvreté et les maux qui l’accompagnent, comme l’insécurité alimentaire.

Mais les groupes anti-migrants n’ont que faire de comprendre véritablement les problématiques qui plombent le pays. Ce qui nous amène à la deuxième caractéristique fondamentale du populisme.

Crise, effondrement, menace

Les populistes utilisent le sentiment ou la réalité d’une calamité sociale pour justifier des solutions urgentes et des actions décisives en réponse à des problèmes socio-économiques complexes.

Le gouvernement étant perçu comme léthargique et inefficace, les citoyens mécontents peuvent être influencés par les populistes qui promettent d’agir rapidement en réponse aux difficultés de la population, sans s’encombrer des procédures ou des complications bureaucratiques.

Les rêves de l’ancien président américain Donald Trump d’étendre la barrière entre les États-Unis et le Mexique au moyen d’un mur sont un exemple de recours à la crise, à la rupture et aux menaces pour légitimer une action politique potentiellement désastreuse ou improductive.

Outre le fait que ce mur constitue une dépense colossale pour le gouvernement américain et que Trump a promis qu’il serait « virtuellement impénétrable », il n’a pas empêché les immigrants d’entrer illégalement aux États-Unis, ni mis fin au trafic de drogue et à la corruption à la frontière.

ActionSA, un petit parti politique en plein essor lancé par l’ancien maire de Johannesburg, Herman Mashaba, a fait de l’expulsion des immigrants « illégaux » un objectif politique explicite.

Au cours des trois derniers mois, Operation Dudula, un groupe d’autodéfense contre les migrants, a mené une campagne visant à « nettoyer les communautés locales » en expulsant de force ceux qu’ils pensent être des sans-papiers des logements urbains et des commerces locaux.

Les actions du groupe ont instillé une peur profonde dans les communautés de migrants à travers le pays, car elles encouragent les citoyens à rejoindre leurs rangs, convaincus que les multiples crises auxquelles l’Afrique du Sud est confrontée peuvent être résolues par la violence et le harcèlement.

En affirmant que la menace des immigrants nécessite une intervention urgente, quel qu’en soit le coût humain, les populistes xénophobes simplifient à l’extrême notre analyse problème-solution eu égard au chômage et à la criminalité.

Au lieu de plaider pour l’octroi d’un revenu de base universel qui pourrait fournir un filet de sécurité financière, pour des projets de travaux publics susceptibles d’employer des dizaines de milliers de personnes ou un système pénitentiaire axé sur la réhabilitation plutôt que sur la rétribution, des partis tels qu’ActionSA préconisent des politiques qui provoqueraient une crise humanitaire et ne profiteraient à personne, si ce n’est à ceux qui récoltent des votes par le biais de leur sectarisme.

Mauvaises manières

À ce stade, on peut se demander comment un sectarisme aussi flagrant à l’égard des immigrants est toléré. La troisième et dernière caractéristique du populisme est « la grossièreté du discours politique », ou en d’autres termes, les mauvaises manières.

Les populistes s’écartent souvent des normes de la politique formelle ou dominante, choisissant d’adopter des actions transgressives et un vocabulaire politique vulgaire.

Ce changement radical par rapport à la norme est un outil de mobilisation politique efficace car il est perçu comme une juste rébellion par rapport aux politiciens qui dissimulent leur mauvaise gestion par une rhétorique creuse et un décorum insipide.

Les Economic Freedom Fighters ont été les pionniers des mauvaises manières dans la politique sud-africaine traditionnelle. Quelques mois après avoir occupé des postes de ministres au Parlement, le parti perturbait les réunions de l’Assemblée nationale par des débordements et des comportements tapageurs.

Lors du discours sur l’état de la nation de 2015 mené par l’ancien président Jacob Zuma, les perturbations constantes de l’EFF se sont conclues par l’expulsion forcée du parlement des ministres du parti. Bien que les présentateurs des médias et les partis d’opposition rivaux aient rapidement condamné leurs actions, nombre de jeunes citoyens noirs ont perçu la conduite de l’EFF comme une preuve irréfutable de sa volonté de s’opposer au pouvoir corrompu.

Empruntant au répertoire de l’EFF, Operation Dudula s’adonne aux mauvaises manières pour amplifier son message et projeter une image de citoyens patriotes contribuant à nous sauver de la crise, même si leur rhétorique et leur action flirtent avec le fascisme.

Le 16 juin 2021, Operation Dudula a organisé une manifestation à Diepkloof, un quartier de Soweto, qui est l’un des nombreux townships d’Afrique du Sud. Armés de bâtons et de sjamboks (fouets), escortés par la police, les adeptes d’Operation Dudula sont entrés dans les maisons et les entreprises des immigrants de Soweto, exigeant de voir leurs papiers d’identité et menaçant ouvertement de recourir à la violence s’ils ne quittaient pas les lieux.

D’autres ont justifié leur discrimination à l’égard des migrants en affirmant qu’ils luttaient contre la criminalité, notamment le trafic de drogue dans la communauté. « Nous expulserons tous les ressortissants étrangers illégaux par la force !!! », pouvait-on lire sur un tract de la manifestation.

L’immigration devrait relever de la responsabilité du ministère de l’Intérieur, en coopération avec d’autres structures gouvernementales chargées du logement, de l’éducation et des soins de santé. Les activités criminelles relèvent principalement de la responsabilité des services de police. Le plus souvent, les actions extrajudiciaires violentes sont dénoncées.

Mais les populistes anti-migrants sont prêts à écarter ces normes et ces règles. Au lieu de faire l’objet d’une annonce généralisée, les frasques d’Operation Dudula ont été saluées par certains citoyens comme courageuses, nécessaires et audacieuses. Pourquoi ? Parce que les citoyens pensent que ces groupes sont prêts à faire et à dire ce que le gouvernement ne peut pas faire.

Une démocratie précaire

La convergence de ces trois caractéristiques du populisme déshumanise les migrants et justifie une politique et une législation dangereuses, créant un terrain politique dans lequel le sectarisme violent est élevé au rang de vertu patriotique. La démocratie part d’une vérité indiscutable : tous les êtres humains sont égaux, ont droit à la liberté et de participer à la gestion de leur société.

L’Afrique du Sud post-apartheid n’a pas été en mesure de surmonter le profond fossé qui sépare les idéaux de sa constitution démocratique et la réalité de la souffrance de masse qui caractérise le quotidien. Désemparés et en colère, certains citoyens ont choisi de reproduire leur oppression sur des migrants qui tentent simplement de mener une vie meilleure.

Pour éviter la catastrophe, les Sud-Africains doivent s’organiser pour affronter le pouvoir des élites au sein du gouvernement et du secteur privé, afin que notre ordre social et notre système économique fonctionnent pour tous, étrangers ou non.

 

Andile Zulu

Photo de couverture :  Masiza Sibanda