Par Kadar Abdi Ibrahim
Lorsqu’une dictature réduit tout un peuple au rang d’objet, que ces droits les plus légitimes sont bafoués et que finalement l’oppression et la répression atteignent leur paroxysme, ce peuple s’inscrit dans un schéma classique de la psychologie analytique développé par le médecin psychiatre suisse Carl Gustav Jung. C’est pourquoi dans son livre, couronné de succès et au titre évocateur « L’homme à la découverte de son âme : structure et fonctionnement de l’inconscient », il écrit que « l’homme s’habitue à tout à condition d’avoir atteint le degré de soumission voulu ».
Ainsi, quoi que puisse devenir, au bout de compte, cet état de léthargie, obtenu par le despote, explore le champ de manifestations inconscientes si chères à Carl Gustav Jung. S’installe alors chez ce peuple, la réaction que les sociologues ont décrit comme « un dépit politique ». Celle-ci se manifeste généralement en deux phases : la première totalement consciente, la seconde inconsciente.
Martyrisé, piétiné et meurtri, l’Homme, face au désarroi du joug dictatorial, cherche instinctivement un refuge. Un lieu où il n’a rien à perdre mais tout à gagner. Un lieu où il puisse se claquemurer, un lieu, finalement, où il puisse rester ce qu’il est, c’est-à-dire, lui-même. En d’autres termes, un lieu où il peut garder sa propre personnalité, son identité, et encore plus, ce qui fait de lui un être humain : sa banalité toute naturelle. C’est là justement qu’il cherche à émigrer par tous les moyens, contre vents et marées dans les contrées où la valeur et la force de la liberté sont honorées. Il s’agit ici de l’étape consciente du processus expliqué plus haut.
C’est pourquoi, la république de Djibouti a connu, depuis les législatives de février 2013 remportées par l’opposition djiboutienne et la crise post électorale qui en a découlée, une ruée vers l’Europe et l’Amérique du Nord qui, avec les années ne cessent de s’accroître. Historiquement, la république a vécu trois (3) vagues d’exode. Celle qui a débuté en 2013 et qui s’est déversée dans les villes occidentales (Bruxelles, Ottawa, Montréal, Edmonton, Minnesota, Maine…) est sans précédent tant dans son ampleur que dans la catégorie des migrants mais aussi de la raison de la fuite.
En effet, celle des années 80 concernait peu de djiboutiens. Généralement les familles djiboutiennes envoyaient à l’étranger, à l’époque où l’obtention d’un visa n’était pas tout aussi rocambolesque, les quelques enfants récalcitrants, traînant leurs guêtres dans les quartiers populaires et ayant échoué leur cursus scolaire au niveau du CM2 ou en 3ème. Elle avait eu un impact assez limité. Il ne s’agissait pas de fuir une répression sanglante mais de les éloigner du cocon familial pour qu’ils puissent se réaliser en tant qu’Homme. Tel était le but ultime recherché par les parents.
Celle de la fin des années nonante, quant à elle, impliquait les fonctionnaires et principalement, les enseignants, qui actuellement éparpillés aux quatre coins du monde, font le bonheur des progénitures de leurs néo-concitoyens belges, canadiens, français… Eux ne fuyaient pas non plus un état oppressant mais ont pris la poudre d’escampette devant les arriérés de salaire de plus de 6 mois qu’ils subissaient.
Enfin, la dernière, a touché toute la population, sans exception, parce que l’on a pris conscience de sa vulnérabilité face à la violence insupportable du régime : des ministres en fonction ont fait émigrer leur épouse et leurs enfants, des directeurs, des députés de l’assemblée dont certains de la majorité, pratiquement toute l’opposition, des étudiants, des chômeurs, des fonctionnaires, tout le monde s’est mis à la quête d’un second passeport parce que la société est présentement ravinée par des gouffres d’une profondeur inédite. Ce n’est même plus un secret de polichinelle. Dans cette logique, la citation de Friedrich Nietzsche prend tout son sens lorsqu’il écrit : « il vaut mieux être à la périphérie de ce qui s’élève qu’au centre de ce qui s’effondre ». Actuellement à Djibouti, tout le monde n’a qu’une seule chose à la bouche : partir. Partir bien loin de ce régime et de ses exactions pour se refaire une autre vie.
Cependant, tout un peuple ne peut pas émigrer. C’est ici, alors, que la seconde étape, l’inconsciente, se déclenche. Or, ce peuple, à défaut de voyager dans l’espace, se met à voyager dans le temps. Il bascule et se retourne, alors, vers le passé qui, comparé aux afflictions et aux souffrances qui l’entourent, lui semble comme un paradis perdu. Ainsi, retrouve-t-il la sécurité, la tranquillité d’esprit et de corps qui lui font défaut dans son quotidien dans des coutumes anciennes et sacrées dans lesquelles il entre en transe à chaque cérémonie.
L’on peut comprendre, par conséquent, la multiplication, ces derniers temps, des cérémonies à caractère religio-culturelle, organisées à grandes échelles, pour commémorer des ancêtres éponymes tels que Yonis Moussa, Saad Moussa… qui se sont transformées en acte politique pour réellement muées en réunion de protestation ou encore l’accroissement des cérémonies d’investiture de tel Ougas ou tel autre Souldan.
En ce sens, le passé prend donc toute une nouvelle signification provocante : c’est une manière, pour le peuple, de manifester son opposition.
Du reste, la dictature, elle, réagit toujours de la même façon. Elle aussi en deux étapes. Elle exhibe, tout d’abord, ses muscles et montre sa force. Elle commence, sans s’efforcer d’en connaître la réalité et d’en comprendre le sens, par étriller, frapper et écraser. Cette démonstration constante de la force est une nécessité absolue, car toute dictature se nourrit des ressorts des sentiments les plus bas qu’elle suscite chez ses sujets : la peur et la flagornerie.
Ensuite, elle réfléchit pour éventuellement prouver qu’elle a aussi une tête. Ainsi, pour mieux manier les émotions et asséner des mensonges servant sa politique, n’organise-t-elle pas des réunions pour chercher à éteindre le brasero qu’elle a allumé. Mais elle le fait maladroitement puisqu’au lieu de panser les âmes blessées, elle ne fait que diviser pour mieux les rouler et…attiser les haines. Parce qu’un despote n’a ni l’intelligence de résoudre concrètement les problèmes ni la conscience d’éprouver de la douleur et de la compassion.
C’est, d’ailleurs, à travers ce double raisonnement discursif que l’on peut appréhender le massacre de Buldhuqo, le 21 décembre 2015, à la périphérie de Balbala, banlieue de la capitale où plusieurs citoyens ont été tués volontairement.
Le sang de Buldhuqo sonne le début d’une nouvelle ère et nous plonge inexorablement au seuil d’un bouleversement.
Après tout, qu’est-ce que la sagesse dans la conception d’un despote ?