Nous étions assis sur de vieilles chaises rembourrées dans la salle d’accueil du dortoir où la télévision capricieuse et montée en hauteur dans un coin de la pièce ne diffusait aucune nouvelle sur les résultats de l’élection. C’était un dimanche soir, peu avant 20 heures, et je revenais tout juste à Bulawayo d’un voyage à Harare de près de 450 km après de nombreuses heures enjouées dans un van.
J’étais en sueur et fatiguée, mais toutes les conversations et ouï-dire qui résonnaient dans l’air tout au long de mon voyage avaient attiré mon attention. Des déclarations non vérifiées de ministres fuyant le pays, de représentants de l’État de haut rang se suicidant, de commandants de l’armée à genoux et suppliant des civils de les pardonner pour toute leur ancienne dépravation politiquement motivée. Les histoires fusaient entre les vendeurs ambulants et les chauffeurs du van comme les passagers ; la plupart de ceux qui alimentaient les conversations montraient fièrement leur petit doigt empreint de l’encre écarlate des votants. Dans leur esprit, le changement politique était imminent. En fait, il était tellement imminent qu’ils pensaient que le Zimbabwe ne tiendrait pas encore longtemps et que – quelques heures après l’annonce officielle de la victoire – une joie triomphante éclaterait.
Le changement était là.
La patronne et moi-même étions assises l’une à côté de l’autre, partageant confortablement l’espace malgré ma déférence naturelle à son égard en tant que patronne de l’auberge de jeunesse dans laquelle je séjournais pendant mes années d’études en premier cycle universitaire.
« Viens t’assoir à côté de moi et attendons les résultats », m’a-t-elle proposé après m’avoir rendu la clé de ma chambre et que j’ai monté une volée d’escaliers pour poser mes sacs. Elle avait aussi invité le jardinier, qui vivait dans une petite maison dans l’enceinte, à s’assoir avec nous.
L’auberge de jeunesse était étrangement silencieuse ce soir-là. Même si le jour suivant était une journée normale de travail et d’école, la plupart des résidents avaient décidé de rester éloignés un peu plus longtemps, au cas où un chaos électoral se produirait qu’ils pourraient affronter depuis le confort de leurs domiciles lointains. On était après tout en 2008 ; une année au cours de laquelle l’instinct de survie – malgré les nombreux obstacles l’entravant – se développait nettement chez de nombreux Zimbabwéens.
Et c’était cet instinct, je pense, qui avait poussé tant de gens vers les bureaux de vote ce samedi de la fin mars, jour du vote national, l’attente et le suspens remplissant les rues silencieuses.
Alors que nous attendions que les nouvelles arrivent, mon téléphone portable vibrait sans cesse de notifications de nouvelles théories du complot. Un représentant de l’État de haut rang cherchait l’asile en Afrique du Sud. L’immunité était accordée à une partie des élites politiques. L’aide alimentaire attendait de pouvoir passer les frontières pour réapprovisionner les étagères vides de nos magasins dès que les résultats seraient annoncés. Une cérémonie d’investiture se produisait quelque part clandestinement. La patronne souhaitait entendre toutes les nouvelles. Le jardinier gloussait parfois en les entendant. Mais ce n’était pas un rire d’incrédulité mais plutôt d’espoir ténu.
Alors que nous attendions ce soir-là les résultats – ils ne seraient finalement communiqués que plus de 30 jours plus tard quand tous les ouï-dire et espoirs avaient finalement été remisés comme des histoires à dormir debout – quelque chose d’étrange se produisit. Pour la première fois de ma vie, je me retrouvais, à 24 ans, à avoir des conversations politiques avec des gens que j’aurai par ailleurs considérés comme des inconnus. Oui, nous vivions sous le même toit, mangions parfois les mêmes repas ensemble, faisions la queue ensemble pour le pain ou le sucre, partagions des réflexions sur la météo et l’hyperinflation. Mais en ce qui concernait les conversations politiques, nous restions toujours fermés et inflexibles. Car l’année 2008, comme bon nombre des années précédentes, n’était pas une année d’opinion politique publique. C’était plutôt une période de méfiance, souvent à la limite de la paranoïa que tout ce que vous disiez – ou ne disiez pas – trahirait votre penchant pour des convictions ou affiliations politiques, même si vous n’aviez aucune conviction assez solide pour les avancer.
Je me remémore ce souvenir alors que je pense à plusieurs conversations que j’ai eues récemment avec des amis et collègues au sujet de notre silence collectif dans la sphère publique zimbabwéenne ; ou au moins dans la sphère publique des médias sociaux.
« Tu es devenue si silencieuse », me font remarquer les gens que je n’ai pas vus depuis longtemps quand je les croise.
« Je consulte toujours ton compte sur les médias sociaux dans l’espoir que tu aies de nouveau enfin quelque chose à dire ».
C’est beaucoup de pression, mais dans le même temps je comprends. En tant que Zimbabwéens, nous sommes privés de voix, d’arguments et de contre-arguments. Les leaders d’opinion et les maîtres à penser sont loin d’être nombreux. Et bon nombre d’entre nous attendent que quelqu’un d’autre lance les conversations difficiles.
Je ne dis pas ça pour m’auto-féliciter et me présenter comme une voix irremplaçable ou une personne exceptionnellement courageuse. En fait, je reconnais que dans mon silence actuel, l’espace que j’occupais auparavant est occupé par d’autres voix. Il serait vain et inexact de ma part de penser que les discussions ne se sont pas poursuivies sans ma voix ou celle de n’importe qui d’autre. Elles se poursuivent sans moi.
Mais plutôt que de me concentrer sur moi-même, je souhaite expliquer le silence collectif de nombreuses voix qui furent un jour actives dans notre sphère publique.
Pendant un temps, les médias sociaux semblaient amplifier ce moment de 2008 dont je parlais avec la patronne et le jardinier. Ce fut une période où l’expression de fortes opinions publiques et la participation à un débat robuste dans les discussions Twitter et dans les longs dialogues sur Facebook semblaient créer de l’espace pour une expression et un débat constructifs, pour guérir et rêver.
Mais ensuite, au fil du temps, les médias sociaux au Zimbabwe sont devenus un moyen de plus de réduire au silence et d’éliminer les différences d’opinion et les nuances, des gardiens vigilants et moralisateurs s’opposant à certains types d’analyses et de lectures du Zimbabwe. Je l’ai déjà dit et je le redis ici ; mon principal problème concernant les débats et discussions sur le Zimbabwe, c’est qu’ils traduisent une vision rigide en noir et blanc ; notre oppression doit concorder uniformément, nos appels à la réforme doivent être parfaitement synchrones, il existe un « eux » et un « nous » distincts qui doivent se rejoindre ou se dissocier, même si cette affiliation ignore une analyse plus approfondie sur la façon dont la tribu, l’ethnie, la classe sociale, le genre, l’identité sexuelle, la religion, la localisation et un éventail d’autres identificateurs font de nos expériences en tant que Zimbabwéens des expériences variées, complexes et en constante évolution.
Avec les quelques personnes avec lesquelles j’interagis, nous avons commencé à estimer que les médias sociaux locaux étaient un espace imitant le silence d’avant 2008 dont je parle, sauf que la mise sous silence – ou une mise hors contexte importante – est réalisée par de nombreuses voix pourtant dites progressives. Nous avons âprement constaté cela l’année dernière lors de l’apogée du hashtag #ThisFlag (#Ce Drapeau) et avons vu comment un ensemble de gardiens auto-désignés du mouvement sont devenus fermement opposés à toute série de questions lues – dans la dichotomie en « noir et blanc » de la plupart de nos lectures politiques – sous prétexte qu’elles étaient contre la cause, ou même encore plus tiré par les cheveux, en faveur du statu quo. Et pourtant, plus d’un an après que le mouvement ait commencé à voler en éclat et à décrocher, il n’y a toujours pas eu de conversation ouverte sur les raisons pour lesquelles cette situation était devenue, entre autres facteurs, l’un des facteurs dissuasifs les plus importants du mouvement.
Nous le voyons maintenant quand le fait de demander aux leaders d’opinion – du domaine social, religieux ou politique – de reconnaître leurs positions de privilègiés même s’ils ne font pas partie de l' »élite politique », est assimilé – de façon puérile et non constructive – au fait d’être « haineux ». L’objectif de la conversation constructive n’est pas d’éliminer des voix dans les conversations mais plutôt de créer des passerelles pour reconnaître que nos réalités vécues diffèrent sensiblement et que nos appels à la solidarité, au débat et à l’action doivent être tout aussi nuancés. Nous ne boycotterons pas tous les mêmes choses ou ne participerons pas tous aux mêmes actions, en particulier parce que l’incarnation de notre identité zimbabwéenne est tellement variée. Comprendre cela éclaire sans aucun doute la compréhension de notre terrain, de notre discours, de nos réalités.
Le problème, c’est peut-être nous, ceux qui gardent le silence. Ceux qui suivent les dernières nouvelles ou conversations et vont sur Whatsapp pour continuer la conversation, très loin des nombreux gardiens et juges. Peut-être ne sommes-nous pas suffisamment forts pour supporter le fait d’être traités de haineux parce que nous avons des opinions et avis divergents.
Peut-être bien. Et cette lecture de mon silence me convient.
Pendant quelques semaines en avril 2008, la pression est tombée et les gens ont partagé leurs rêves, leurs frustrations et leurs craintes.
Les gens ont pleuré. Les gens ont espéré. Les gens ont imaginé.
Puis ils ont de nouveau renoncé.
Les médias sociaux étaient censés nous ramener encore une fois à cette situation. Et ça a été le cas pendant un temps. Mais peut-être, comme tout le monde l’a fait après la palette inexplicable d’émotions que 2008 a apportée avec elle, nous sommes encore une fois revenus à notre état d’abattement.
- Médias et journalisme
- 18.10.2017